Europe : La forteresse est aussi une prison




Les politiques sécuritaires qui visent les migrantes et les migrants ne s’appliquent pas que sur les frontières : renforcer ces dernières, c’est resserrer le contrôle des populations tout entières, sur l’ensemble du territoire. La lutte contre ces politiques est dans l’intérêt de toutes et tous, nationaux comme étrangers.

Cédric Herrou, agriculteur de la vallée de la Roya,
a subi 8 gardes à vue, 5 perquisitions, 2 procès, une détention administrative et une mise en examen sous contrôle judiciaire très strict, pour avoir plusieurs fois offert une place dans sa camionnette à des réfugié.es.

Lors de sa visite au Vietnam en juillet 2015, et alors qu’il était encore Premier ministre britannique, David Cameron s’exprima sur l’entrée des personnes réfugiées au Royaume-Uni. La source du « problème », disait-il, c’est que « des gens traversent la Méditerranée en quête d’une vie meilleure » ; il appelait par conséquent à traiter le problème à sa source « en rendant la vie moins facile pour les immigrants illégaux au Royaume-Uni », car « toutes ces mesures, qui tracent une frontière intérieure, comptent tout autant que la frontière extérieure » [1].

Quelques mois après cet entretien, suite aux attentats en France, les contrôles de police étaient rétablis aux frontières entre États à l’intérieur de l’Union européenne, et le Conseil européen autorisait leur prolongation l’année suivante. Mais ce n’est pas cela qu’avait en tête l’ancien député conservateur. Il ne s’agissait pas non plus des frontières morales, informelles, qui marginalisent des pans entiers de la population d’un pays sur la base de leur religion, de leur couleur de peau ou de leur origine présumée. En réalité, les frontières qu’il entendait ériger consistaient, entre autres exemples évoqués, à limiter aux réfugié.es les possibilité d’ouverture d’un compte bancaire, l’accès au logement social ainsi qu’à l’emploi, et évidemment à intensifier les expulsions. Autant de mesures qui s’appliquent bien loin des côtes, donc.

Un gigantesque poste-frontière

L’ennui avec les frontières, c’est qu’elles ont une fâcheuse tendance à déborder vers l’intérieur. Le refoulement d’une partie de la population hors du territoire national ne tient pas à un simple décret : il faut pour cela tout un appareil pénal et policier, lequel ne peut qu’affecter la population tout entière. Le contrôle de certains implique nécessairement le contrôle des autres, et la liberté des étrangers est aussi celle des nationaux.

On aurait pu croire que les accords de Schengen (1985) débarrasseraient les résidentes et résidents de l’UE de la police aux frontières. Or, si à l’intérieur de l’Union le poste-frontière en tant que tel à disparu, la ligne frontalière où les États exercent leur autorité s’est, elle, considérablement élargie, jusqu’à devenir, en France par exemple, une bande de dix kilomètres en-deçà de la ligne frontalière, où la police a la possibilité de réaliser des contrôles aléatoires et mobiles.

Un quart du territoire français concerné

Les personnes qui résident sur ces bandes frontalières demeuraient bien sûr une minorité… jusqu’à la loi antiterroriste du 30 octobre 2017, qui a modifié le code de procédure pénale et le Code des douanes pour autoriser le contrôle d’identité de « toute personne » dans un rayon de dix kilomètres autour des ports, aéroports et de 118 points de passage frontaliers, ainsi qu’« aux abords » des gares, quand auparavant de tels contrôles ne pouvaient avoir lieu qu’à l’intérieur. Et, par définition, c’est parce qu’on ne peut pas dire qui est en situation illégale ou non que la police doit aussi contrôler des citoyens de plein droit – voire cibler les gens selon leur couleur de peau ou leur apparence.

Le quadrillage policier des populations frontalières s’est dès lors étendu le long d’un réseau d’infrastructures qui maille l’ensemble du territoire : dans sa version précédente, le projet de loi envisageait un rayon de vingt kilomètres, ce qui assurait la couverture de plus d’un quart du territoire français et les deux tiers de sa population, selon une estimation du Monde [2]. Une carte établie par la Cimade montre une France recouverte de frontières intérieures, pour ce qui est du contrôle d’identité des migrants et migrantes [3].

Aux États-Unis, les garde-frontières sont autorisés depuis peu à effectuer des contrôles, des arrestations et des perquisitions de véhicules jusqu’à 160 kilomètres en-deçà de la frontière, et cela sans l’aval des autorités judiciaires. À cette cartographie malheureuse, on pourrait ajouter celle des dizaines de centres de rétention administrative qui parsèment le pays.

Il y a aussi ce qui ne s’imprime pas sur le territoire : l’appareil législatif, certes, mais aussi les procédures d’enregistrement, de documentation, de surveillance, la routine administrative de l’enfermement et de l’expulsion, et surtout une technologie de diffusion de la fonction de contrôle, que la police n’est pas la seule à endosser. Ériger des frontières intérieures efficaces demande de diffuser le contrôle à chaque niveau et dans chaque secteur.

Frontières partout, solidarité nulle part

Ainsi, les entreprises de transport de passagers ont vite été mises à contribution – sous la menace de lourdes amendes – et ont développé une véritable compétence en la matière : dans les aéroports, ce n’est pas la police qui contrôle le plus les passagers, mais les agents et agentes de la compagnie.
Dans les autocars (chez Flixbus, Ouibus, etc.), les voyageuses et voyageurs ont dû s’habituer à voir leur passeport scrupuleusement vérifié par les conducteurs eux-mêmes, inquiets du risque encouru s’ils laissaient monter un passager sans papiers à bord.

Cette logique de la sécurité aux frontières pénètre toute la société, son administration mais aussi ses citoyennes et citoyens. L’État pourrait être en droit d’exiger qu’ils ne collaborent pas avec des sans-papiers, c’est-à-dire, en pratique, que les écoles et les universités contrôlent leurs élèves, les médecins leurs patients, les services sociaux leurs bénéficiaires, les banquiers leurs clients, les habitants leurs voisins, etc. Que la suspicion étouffe toute forme de solidarité spontanée.

Marco (AL 92)


DÉLINQUANT.ES SOLIDAIRES... ET FIER.ES !

L’article L622-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) définit ce que l’on
a appelé le « délit de solidarité ».

Si à l’origine cette loi devait permettre de poursuivre les passeurs, elle a été retournée contre les citoyens et citoyennes qui ont aidé des réfugié.es dans le besoin, parfois simplement
en prenant des passagers en auto-stop. Parmi ces « délinquant.es solidaires », on peut citer Cédric Herrou, agriculteur de la vallée de la Roya, qui a subi 8 gardes à vue, 5 perquisitions, 2 procès, une détention administrative
et une mise en examen sous contrôle judiciaire très strict, pour avoir plusieurs fois offert une place dans sa camionnette à des réfugié.es marchant depuis la frontière italienne.

Pierre-Alain Mannonni, enseignant-chercheur niçois qui avait conduit
à l’hôpital trois jeunes Érythréennes blessées en traversant les Alpes, a pour cela été condamné à deux mois de prison avec sursis.

Ni Valls, qui l’avait promis, ni Collomb, dans la loi asile-immigration, n’ont mis fin à cette criminalisation de la solidarité élémentaire.


Les autres articles du dossier :

[1Matthew Holehouse, « Calais crisis », The Telegraph,
30 juillet 2015.

[2« Le gouvernement prépare une extension massive
des contrôles d’identité aux frontières »,
Le Monde, 19 décembre 2017.

[3Cimade, « État d’urgence permanent, contrôles au faciès partout », 11 septembre 2017.

 
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