Politique

Scandale à l’Ehpad : sauvons nos aînées de l’incurie




La publication fin janvier de l’ouvrage Les Fossoyeurs, dans lequel sont décrites certaines des pratiques du groupe privé Orpéa, a provoqué un séisme médiatique, politique et boursier. Les cris d’orfraie d’un gouvernement ultralibéral et de ses concurrents, tous aussi versés dans la cession au privé de la gestion de nos existences, révèle toute la duplicité de la classe capitaliste et de ses valets.

Stupeur et effroi en ce début d’année à la publication dans la presse des bonnes pages du livre Les Fossoyeurs du journaliste Victor Castanet [1]. Celui-ci, au terme d’une enquête étalée sur trois années, dévoile les pratiques du groupe Orpéa dans la gestion de ses Établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Y sont décrites par le menu des pratiques dégradantes pour les personnes laissées à l’abandon faute de personnels et de moyens ; sont évoqués notamment des rationnements de nourriture et de produits d’hygiène, tandis que le groupe engrange les bénéfices énormes (plus de 159 millions d’euros en 2020 et même 232 millions en 2019). Le journaliste affirme également que le groupe Orpéa, par le biais de montages financiers, pratique des marges arrières pour capter de l’argent public. Ces Ehpad percevant de fortes subventions de l’État et des départements pour leur fonctionnement.

Aussitôt, les candidats à la présidentielle se sentent la fibre sociale et promettent, la main sur le cœur, de mettre fin à ce scandale une fois élus, problème qu’ils ont toujours dénoncé par ailleurs… mais de façon si discrète qu’on n’en a pas conservé le souvenir. Brigitte Bourguignon, la ministre déléguée auprès du ministre des Solidarités et de la Santé, chargée de l’Autonomie, monte au créneau : « Si ces faits sont avérés, ils sont extrêmement graves et nous les condamnons. Quand on a ce type de témoignage, ça vous remue, c’est une évidence. Il ne faut pas que ça perdure. » Le porte-parole du gouvernement en appelle, si les faits étaient avérés, à la plus grande sévérité. Et d’ajouter que « nos aînés méritent le respect, ils méritent le meilleur, et il est hors de question que de tels agissements puissent être tolérés dans notre pays ».

Affiche Ehpad pouvoir coupable
Paola Breizh

Très vite, des témoignages de familles affluent de toute la France. Les dysfonctionnements décrits dans l’Ehpad de Neuilly-sur-Seine ne sont pas isolés, ce sont, au contraire, des pratiques bien instituées. Pour éteindre le feu, le gouvernement convoque les dirigeants d’Orpéa qui jurent que ces pratiques décrites ne correspondent pas à leurs valeurs et ils se font même menaçants : « Notre intégrité et notre honneur sont attaqués, nous les défendrons ». Le gouvernement promet qu’une enquête administrative sera diligentée… dont les conclusions ne viendront que dans plusieurs semaines au mieux, le temps d’oublier et de passer à une autre séquence médiatique. Et qu’attendre d’un gouvernement qui s’attaque à ses fonctionnaires (exception faite des forces de répression) et détruit consciencieusement les moyens de contrôle administratifs des entreprises privées ?

Partout le même dysfonctionnement

Bien évidemment nous ne sommes pas dupes. Cette situation n’est ni inédite, ni inconnue. La gestion des Ehpad par Orpéa a déjà été pointée du doigt depuis de longues années. Des familles d’abord, celles qui ont vu les changements s’opérer lors du rachat de l’Ehpad dans lequel étaient hebergées leurs proches. Celles ensuite qui avaient choisi un Ehpad Orpéa parce qu’ils et elles pensaient trouver dans un établissement privé, et aux tarifs élevés, un sens du service à la hauteur des dépenses effectuées. Mais trop souvent les familles culpabilisées de ne pouvoir s’occuper de leurs proches vieillissantes se taisent. Des signalements venant de familles ou de salariées sont néanmoins faits, portés à la connaissances des Agences régionales de santé (ARS) concernées et du ministère de tutelle, mais rien ne change. Début 2018 c’est Médiapart qui sonne l’alerte [2] à l’occasion d’une grève qui rassemble une très large intersyndicale, mouvement également soutenu par l’Association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA). La gestion de l’établissement de Neuilly, au cœur de l’ouvrage Les Fossoyeurs est déjà pointée du doigt. Est également pointé le fait que celui-ci n’est pas un cas isolé et que cette gestion se retrouve dans d’autres établissements.

Les familles et les salariées ne sont pas les seules à avoir tenté d’alerter sur ces pratiques. L’ancien directeur de l’ARS d’Île-de-France, Claude Évin, avait dès 2014 informé les services de l’État des pratiques du groupe Korian, le concurrent direct d’Orpéa dans le très lucratif secteur des Ehpad privés. Y sont évoquées les mêmes techniques financières et comptables que celles décrites par Victor Castanet, Claude Évin parlant d’une possible « stratégie de groupe ». Selon les contrôleurs de l’ARS, ces sommes s’élevaient à 622 000 euros pour la seule année 2012 pour la région Île-de-France. Extrapolées à l’ensemble des établissements sur le terri­toire, les sommes indûment perçues au détriment de l’Assurance maladie excéderaient les 4,4 millions d’euros. Claude Évin demandait enfin une réforme du financement de ces établissements, en vain.

Un système en roue libre

Le secteur de la dépendance est très lucratif, et les incitations à investir dans les Ehpad, avec promesse de bénéfices importants et fixes à la clé, sont nombreuses, loin des descriptions cauchemardesques faites par de nombreuses familles et professionnelles. Comment pourrait-il en être autrement ? La logique du capitalisme étant de retirer toujours davantage de profit il est hypocrite de prétendre découvrir aujourd’hui que des groupes financiers investissant dans les Ehpad ne le feraient pas par simple philanthropie. L’analyse, même superficielle, de la structure du capital de ces grands groupes est de ce point de vue éloquente. Korian est détenu à plus de 25 % par Prédica, une compagnie d’assurance propriété du Crédit agricole, banque et assurance, le duo parfait ! Orpéa, quant à elle, a comme principal actionnaire l’Office d’investissement du régime de pensions du Canada, une société liée à l’État canadien, dont la mission consiste à gérer les fonds du Régime de pensions du Canada. La maltraitance institutionnelle et systémique des pensionnaires des Ehpad d’Orpéa sert à financer les retraitées canadiennes ! Ne doutons pas qu’une partie de ces bénéficiaires est également hébergée (et sans doute maltraitée) dans d’autres maisons de retraites dont les capitaux sont détenus par des fonds de pension états-uniens… Nous avons là toute la logique d’un système prédateur dont on note encore que ses contradictions structurelles ne le conduisent pas de manière mécanique à son effondrement.

Durement touchées par le Covid dès le printemps 2020 ces établissements, leurs salariées et leurs résidentes souffrent d’une forme de maltraitance institutionnelle instituée et assumée par l’État et ses représentants. La réforme de la tarification des Ehpad adoptée en 2015 a été faite contre l’avis des fédérations gestionnaires et des syndicats de salariées. Technocratique et libérale, cette réforme, qui traite à égalité les établissements publics et privés non lucratifs (gérés par des associations le plus souvent) d’une part et les établissements privés lucratifs d’autre part, est incapable d’assurer le minimum humainement et socialement désirable pour nos aînées.

Manifestation en faveur des ehpad publics
Jeanne Menjoulet

Aujourd’hui, la revendication forte, notamment portée par la CGT et SUD, de 1 salariée par résidente, est loin d’être acquise. On estime aujourd’hui que l’encadrement moyen se situe à 0,57, avec une distinction importante selon le statut juridique : 0,64 pour les Ehpad publics contre 0,55 pour les Ehpad privés non lucratifs [3]. Cette revendication est pourtant conforme aux préconisations du Plan solidarité grand âge initié dès 2004 par le gouvernement dans le cadre du plan Vieillissement et solidarité pour renforcer l’encadrement dans les maisons de retraite. Vingt ans après on en est encore loin.

Des salariées maltraitées

Les salariées des Ehpad sont sous-payées, soumises à des rythmes qui voient les accidents de travail se multiplier, de même que l’incidence des troubles musculo-squelettiques. Elles souf­frent de cette injonction patriarcale qui assigne « naturellement » aux femmes les métiers du care, avec une contrepartie minimum du fait de la naturalisation des ces fonctions de soin aux autres.

Il est urgent aujourd’hui de retirer des mains des capitalistes la gestion des établissements de soins, au sens large du terme, avant une socialisation complète de la société. Mais pour les personnes hébergées et les salariées des Ehpad, qu’il soient privés ou publics, il est urgent d’agir : conditions de travail dégradées et maltraitance généralisée sont les signes d’une déconsidération dont souffrent les unes et les autres.

Les salariées des Ehpad sont des femmes à plus de 90 %. De même les personnes hébergées sont en majorité des femmes et toutes et tous sont des improductifs, des inutiles au système de production capitaliste. S’il existe quelques maisons de retraites portées par des projets émancipateurs, telle la maison de retraite de la Libre Pensée dans le Maine-et-Loire, il est aujourd’hui urgent pour les militantes libertaires de construire des espaces alternatifs et émancipateurs pour nos aînées, qu’ils et elles aient été ou non d’anciennes militantes.

David (Grand-Paris sud)

[1Victor Castanet, Les fossoyeurs. Révélations sur le système qui maltraite nos aînés, Fayard, 2022.

[2« Chez Orpea, la fin de vie se paye au prix fort »,
sur le site Médiapart.fr.

[3Le taux d’encadrement dépend directement du statut privé ou public des établissements. « Par rapport aux Ehpad publics, le taux d’encadrement du personnel soignant et des agents de service est plus faible dans le privé. Le taux d’encadrement du personnel soignant et des agents de service des Ehpad privés à but non lucratif est inférieur de trois points d’ETP et celui des Ehpad privés commerciaux de sept points. » selon François Reynaud, « Le taux d’encadrement dans les Ehpad. Ses déterminants
et ses alternatives » , Les dossiers de la Dress, n°68, décembre 2020.

 
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