1973 : Lip, Lip, Lip, hourra !




Juin 1973. Les grévistes de l’usine horlogère Lip de Palente – un quartier de Besançon – mettent la main sur des documents confidentiels qui annoncent un plan de licenciement massif. Leur riposte va marquer l’histoire du mouvement ouvrier  : pour financer leur grève, qui durera près de 8 mois, les Lip vont relancer la production en autogestion.

« L’usine est là où sont les travailleurs »
Après l’occupation de l’usine par les CRS, la production est déplacée au gymnase Jean-Zay.

Employant près de 1.200 ouvrières et ouvriers, l’usine Lip de Palente est depuis la fin des années 1960 menacée de restructuration. Du fait d’une gestion hasardeuse, le patron, Fred Lip, a dû céder une partie des parts de l’usine à une entreprise suisse, Ebauches SA. Cette dernière devient actionnaire principal en avril 1970 et cherche dès lors à tirer les salaires vers le bas. Les Lip réagissent avec vigueur dès le mois de juin. Un débrayage quotidien d’un quart d’heure est d’abord organisé à l’atelier mécanique – où se concentrent les animateurs de la section CFDT – puis, le 16 juin, une assemblée générale réunissant 1.000 ouvrières et ouvriers vote la grève, l’occupation de l’usine et le blocage de l’expédition des montres. En huit jours, la direction cède.

Cette action, massive et radicale, est le prélude à la grève productive de 1973. Mais elle a elle-même été rendue possible par la répercussion qu’ont eu les «  évènements  » de mai 1968 à l’usine de Palente. Pour Charles Piaget, principal animateur de la CFDT à Lip, « 1968 a été une grande école de démocratie syndicale »  [1].

Charles Piaget (à dr.)
Ce militant CFDT à l’intégrité légendaire est un des porte-parole de la lutte.

C’est lors de la grève du mois de mai que s’impose la pratique des AG. La section CFDT en est le fer de lance. Si le mouvement de grève se clôt par des augmentations de salaire, c’est l’obtention d’une heure d’information syndicale trimestrielle et surtout le droit à l’affichage syndical qui est regardé avec le plus d’attention par les militants ouvriers de l’usine. Ils construisent un gigantesque panneau syndical de trois mètres de long et deux mètres de haut qui va faire leur fierté. L’enjeu  ? « Avec les bus de ramassage, tous les salariés passaient devant le panneau et ne disposaient que d’une à deux minutes pour le lire. Il fallait une info libre, rapide et claire. »

Lorsque le dépôt de bilan de l’usine Lip est annoncé en avril 1973, les acquis de ses cinq années précédentes vont être mobilisés pour inventer une lutte sans pareil.

Les hors-la-loi de Palente

Le dépôt de bilan a été annoncé le 17 avril. Le 20, emmenés par le «  curé rouge  » Jean Raguénès  [2] et soutenus par la section CFDT, un groupe d’ouvrières et d’ouvriers créent un comité d’action. Il rassemblera jusqu’à 200 participant-es. Sans être concurrent de l’action des syndicats, il se veut un lieu de parole libre et d’élaboration, ouvert à toutes et tous, syndiqué-e ou pas. Tout au long du conflit les sections CFDT et CGT ainsi que le comité d’action seront de toute façon liés aux décisions de l’AG des grévistes.

C’est d’ailleurs elle qui décide d’auto-réduire les cadences le 26 avril. La production ne tourne plus qu’à 14 % et l’ambiance dans les ateliers rend fous les contremaîtres. Un courrier interne, récupéré quinze jours plus tard par les grévistes décrit une situation saisissante : « Les cadres de l’horlogerie prétendent actuellement que la qualité ne peut être garantie. Des ouvrières tricotent sur les postes de travail. M. Havot a convoqué M. Piaget pour lui préciser que si cette situation persistait, il se verrait dans l’obligation d’arrêter le montage de l’horlogerie. Bien sûr M. Piaget était tout à fait d’accord… mais n’a rien fait pour demander aux opérateurs de modifier leur comportement. Le chef de service l’a fait lui-même. Avec réticence les personnes ont changé d’activité… et ont joué à la bataille navale  ! Certains membres du personnel de mécanique et usinage ont passé leur matinée couchés dans l’herbe du parc. » [3]
On est bel et bien au cœur de cette période d’insubordination ouvrière  [4] qui caractérise les années 1968.

Mais c’est le 12 juin que la lutte va prendre un tour décisif et aller plus loin encore dans la rupture avec la légalité capitaliste. À cette date, l’usine de Palente est occupée depuis deux jours. Un comité d’entreprise se tient à l’issue duquel les grévistes de Lip séquestrent les administrateurs provisoires. Dans leurs sacoches, ils découvrent des documents confidentiels annonçant des centaines de suppressions d’emplois, voire une fermeture temporaire.

Les Lip s’approprient alors le stock de montres présent dans l’usine. Des groupes de grévistes les dispersent dans des caches aux quatre coins de la région. Le trésor de guerre est estimé à un demi-milliard de francs. Voilà les Lip hors-la-loi.

Trois jours plus tard, le 15 juin, une manifestation est organisée à Besançon. 12.000 personnes sillonnent les rues. En signe de solidarité, les commerçants baissent leurs devantures et les églises de la ville font sonner le tocsin. La charge de dispersion des CRS est brutale, des ouvriers sont arrêtés, des journalistes molestés. Loin d’être entamée la détermination des grévistes se renforce.

On fabrique, on vend, on se paie

Le 18 juin, l’AG des grévistes décide la remise en route des chaînes de montage sous contrôle des grévistes afin de s’assurer un « salaire de survie » le temps que durera la lutte. L’usine redémarre en autogestion  ! Des commissions sont installées par l’AG  : «  accueil  », « gestion », « production », « sécurité », « entretien », « vente » et « popularisation ». Pendant tout le mois de juillet, la solidarité se développe dans la France entière et on comptera jusqu’à 82.000 « receleurs » des montres Lip.

Ouverte à tous
L’usine est devenue « une véritable maison de verre », selon le souhait des grévistes.

Les sections syndicales, les associations, passent commande aux grévistes. Des ouvriers et des ouvrières de Lip partent animer des débats dans tout l’hexagone. Un journal, Lip-unité, paraîtra sur 13 numéros jusqu’en décembre 1973. Enfin l’usine de Palente est ouverte aux visiteurs. Comme le dit alors Piaget, « Lip est devenu une véritable maison de verre ». Arrive la fin du mois de juin.

La question du salaire se pose. En AG, plusieurs propositions sont débattues : doit-on maintenir le salaire habituel de chacun-e, le réduire de 10% pour tenir, donner le même salaire à toutes et tous  ? C’est finalement la première solution qui est retenue. Le 3 août, à 15 h 30, les 900 grévistes viennent toucher une paie historique  : celle qu’ils se versent eux-mêmes.

Nombreux sont ceux qui donnent une partie de leur paye à la solidarité avec les autres entreprises en lutte. Accrochée sur les murs de l’usine, l’immense banderole qui proclamait déjà « on fabrique, on vend » est complétée par « on se paie ». Pour Fredo Krumnow, porte-voix d’une CFDT autogestionnaire et de lutte de classe, par ailleurs dirigeant confédéral de premier plan, la lutte prend un tournant majeur  : « En mettant en place, de fait, une légalité et un pouvoir ouvrier, les travailleurs de Lip ont ouvert une brèche et indiqué une direction stratégique. » [5]

L’usine est là où sont les travailleurs

C’est bien ce que craignent État et patronat. Deux moyens vont être mis en œuvre pour que cesse cette grève bien trop populaire. Le 7 août, un négociateur gouvernemental, Henri Giraud, est nommé qui tente de diviser le front syndical. Il se heurtera à l’unité des travailleuses et des travailleurs de Lip. Reste le second moyen, plus expéditif  : le 14 août, à 5h30 du matin, les gardes mobiles prennent d’assaut l’usine de Palente, mettant fin à deux mois d’occupation. Plusieurs entreprises voisines (comme celle de la Rhodiaceta, la «  Rhodia  », dont la grève de 1967 est considérée comme annonciatrice de mai 1968) se mettent en grève par solidarité et viennent crier leur colère jusque devant les flics. Les affrontements vont durer trois jours.

Mais les Lip avaient anticipé la possibilité d’une répression violente. Après l’évacuation du 14 août, ils préviennent  : « L’usine ne pourra plus tourner sans nous… nous n’avons pas déménagé les machines, mais sur chacune d’entre-elles, nous avons prélevé une pièce vitale, sans laquelle il est impossible de faire tourner les ateliers. Nous avons choisi de la prélever sur des machines soit très récentes, soit très anciennes, afin qu’il soit très difficile de refabriquer ces pièces vitales. »

De machines comme de l’usine, les grévistes n’en ont de toute façon pas nécessairement besoin. Le Maire de Besançon leur ouvre les portes du gymnase Jean-Zay pour tenir leurs AG. Dans les jours qui suivent, les chaînes de montage sont reconstituées dans des ateliers clandestins  : l’usine est là où sont les travailleurs  !

Quant à la solidarité, elle ne faiblit pas et les Lip peuvent se verser fin août une deuxième « paie ouvrière ». Entre-temps, une délégation aura participé au rassemblement du 25 août sur le plateau du Larzac.

Affiche Lip Larzac réalisée (conception graphique et impression en sérigraphie) en 1973 par Michel Raby (1944-2004)
Affiche Lip Larzac réalisée (conception graphique et impression en sérigraphie) en 1973 par Michel Raby (1944-2004)

Triomphe des «  basistes  »

Cette lutte radicale et imaginative, prend de cours bureaucrates syndicaux comme apparatchiks des partis de gauche.

Pour la CGT, Lip c’est une lutte locale, point barre. La confédération CFDT, si elle soutient «  officiellement  » sa section syndicale, n’est pas favorable à ce que le conflit déteigne au-delà de Besançon. Lors du 36e congrès de la CFDT qui vient de se dérouler à Nantes du 30 mai au 3 juin 1973, Edmond Maire ne s’est-il pas inquiété publiquement de la montée du «  basisme  » et du « gauchisme » parmi les troupes cédétistes  ? La fédération de la métallurgie, dont dépend le secteur de l’horlogerie, voit d’un très mauvais œil le rôle moteur que joue l’AG des grévistes et tance vertement la section CFDT pour avoir laissé se créer un comité d’action.

À l’extrême gauche, au contraire c’est l’ébullition. Exception faite de l’OCI lambertiste qui ne voit en Charles Piaget qu’un « PSU, clérical, néocorporatiste » [6], tous les courants gauchistes suivent la grève des Lip avec enthousiasme. Pour la Ligue communiste notamment, Lip, c’est « un pas vers la révolution » [7]. Rouge, son hebdomadaire consacre six Unes à Lip. Les maoïstes de la Gauche prolétarienne, dont deux militants s’étaient établis chez Lip en 1970, sont estomaqués par une grève qui, bien que le parti-guide n’y soit pour rien, est tellement inventive.

Front libertaire de juillet 1973.
Pour le journal de l’ORA, LIP c’est « l’apprentissage de la gestion directe ».

Pour les militant-e-s de l’Organisation révolutionnaire anarchiste (ORA), il s’agit surtout de mettre en avant l’auto-organisation de la lutte. Dans un article du Postier affranchi, le bulletin des postiers le l’ORA, les rédacteurs relèvent que les travailleurs et travailleuses de Lip, « n’ont pas voulu “être les OS du mouvement” » et mettent en avant le fonctionnement en AG et comité d’action  [8]. Ainsi les ouvriers et ouvrières de Lip ont mené leurs luttes en dehors de la « hiérarchie des fonctions », syndicales comme politiques d’ailleurs et c’est pour les militant-e-s de l’ORA, qui cherchent à rassembler la « gauche ouvrière », un des principaux acquis du conflit.

En tous les cas, tous les groupes d’extrême gauche vont se retrouver dans la préparation de la manifestation nationale qui s’annonce pour le 29 septembre 1973. Ce jour-là, près de 100.000 manifestantes et manifestants vont battre le pavé bisontin. 30.000, soit près d’un tiers d’entre eux, défilent dans les cortèges de l’extrême gauche. Cette démonstration de force des «  gauchistes  » révèle en creux l’absence symbolique des « grands partis ouvriers », comme on dit alors, PS et PCF.

Lip, c’est fini  ?

Après cette date, la grève entre dans son dernier round. Le 12 octobre, l’AG rejette le plan du négociateur Giraud qui prévoyait encore de licencier 180 Lip. La section CGT pour qui « il faut savoir terminer une grève », aimerait signer et demande un vote à bulletin secret. Malgré ces modalités le vote de l’AG aboutit au même résultat. À bout, le premier ministre Pierre Mesmer vitupère sur les ondes et les écrans « Lip c’est fini ! » Mais si l’unité syndicale se fissure, la lutte continue pourtant et c’est le 29 janvier 1974 que l’AG approuve cette fois le plan d’un nouveau négociateur gouvernemental qui prévoie que toutes et tous soient réembauchés progressivement.

La lutte des Lip, qui reprendra en 1976, aura marqué de manière indélébile celles et ceux pour qui « vivre demain dans nos luttes d’aujourd’hui » n’est pas qu’un slogan, mais bien l’expression d’une volonté farouche d’émancipation sociale.

Théo Rival (AL Orléans)

[1Charles Piaget, « Lip 1973  : des problématiques toujours d’actualité », publié dans Débattre, revue d’Alternative libertaire, printemps-été 1997 et reproduit dans le livre L’Autogestion, une idée toujours neuve, aux éditions d’AL.

[2Voir  »">« Jean Raguénès, le curé rouge de Lip, dans Alternative libertaire de mars 2013

[3Courrier reproduit dans Les hors-la-loi de Palente, BD de Wiaz et Piotr publiée à l’automne 1974

[4Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, PUR, 2008

[5Fredo Krumnow, CFDT au cœur, Syros, 1977

[6Jean-Claude Salles, La Ligue communiste révolutionnaire, PUR, 2005

[7Titre d’une de ses brochures en novembre 1973. La Ligue ira jusqu’à faire campagne pour une candidature Piaget aux présidentielles de 1974.

[8Le Postier affranchi, n°2, Bulletin des travailleurs libertaires des PTT, mars 1974

 
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