SNCF : la grève intermittente, une machine à perdre




Le mouvement social dans le rail qui a démarré au printemps ne manque pas d’originalité : par son amplitude, par sa forme, par les rapports intersyndicaux, ou par la quasi-disparition de l’auto-organisation de la lutte. Mais surtout, il fut organisé comme une impressionnante machine à perdre, malgré une mobilisation initiale très importante des cheminotes et des cheminots.

La grève à la SNCF a débuté le 3 avril, après un premier épisode le 22 mars. Mais les fédérations syndicales CGT, Unsa et CFDT ont imposé un calendrier de 36 journées de grève réparties sur trois mois ; sous la forme de 18 grèves de deux jours. Les fédérations SUD-Rail et FO ont parlé de grève reconductible mais ne l’ont pas organisée.

Le tournant du 22 mars

Dès le début, les fédérations syndicales ont fait le choix de ne pas créer de dynamique : il aura fallu attendre un mois après les annonces gouvernementales et patronales pour qu’une perspective d’action soit proposée. C’est le 15 mars qu’elles annoncèrent le désormais fameux « calendrier de la grève ». Au sein de SUD-Rail, mais aussi de la CGT, celui-ci provoqua pas mal de réactions. SUD-Rail déposa un préavis reconductible, sans se joindre à celui des fédérations CGT, Unsa et CFDT ; toutefois, sous couvert d’unité, les critiques furent tues et ce fut une erreur [1].

Elle aurait pu être réparée quelques jours plus tard. En effet, prévue bien avant le rapport Spinetta ou le pacte ferroviaire, une manifestation nationale des cheminots et cheminotes était organisée le 22 mars, et ce fut une réussite.

Mais l’événement le plus important était le nombre de grévistes : selon les chiffres de la direction, plus de 35 % du personnel (encadrement compris), alors que seules les fédérations Unsa et SUD-Rail appelaient à la grève. Il était donc possible de rebondir sur cet évènement pour imposer un autre mouvement à compter de début avril, malgré l’appel interfédéral du 15 avril. Si toutes les structures syndicales favorables à une grève reconductible avaient fait campagne durant deux semaines pour l’organiser, les choses auraient été différentes début avril. Ce ne fut pas le cas, et cela s’est payé ensuite.

Le piège du 2 jours sur 5

La campagne menée pendant des semaines, par la fédération CGT, sur le thème « trouvons une forme d’action qui ne coûte pas cher aux grévistes » a pesé ; d’autant plus que, la plupart du temps, la bataille idéologique pour contrer cela n’a pas été menée, au nom de l’unité qu’il ne fallait pas fragiliser, ou par accord avec ce positionnement pourtant très en deçà des enjeux. De ce fait, il n’y pas eu de débat réel parmi la masse des cheminots et des cheminotes, sur la forme de l’action. Le calendrier des 18 grèves de 48 heures s’est imposé comme l’évidence de départ.

Là était le piège. Car une fois les affaires lancées ainsi, il était quasiment certain qu’on arriverait à cette situation : des grèves successives qui occupent l’espace médiatique, mais un nombre de grévistes qui n’est pas à la hauteur, et surtout l’impossibilité de créer une dynamique d’auto-organisation, de prise en mains de la grève par les grévistes. Ce dernier élément est déterminant : non seulement, par rapport aux pratiques syndicales défendues et mises en œuvre, mais aussi pour l’efficacité de la lutte.

Plus d’un tiers du personnel de la SNCF doit remplir une « déclaration individuelle d’intention (DII) » de faire grève, 48 heures avant, en précisant sur quel préavis. Inévitablement, la référence la plus commune était l’unitaire (CGT/Unsa/CFDT), de 48 heures, non reconductible. À partir de là, agents de conduite, contrôleurs, aiguilleurs et autres personnels ayant déposé ainsi leur DII ne pouvaient poursuivre la grève, sauf à se trouver en situation irrégulière [2].

Pour les autres, la publicité faite sur le calendrier s’étalant du 3 avril au 29 juin poussait à choisir ses dates de grève parmi les 36 proposées : combien de fois les militants et militantes ont entendu « non, la grève de demain, je ne la fais pas ; mais je ferai le 18 et le 19, et puis pas la suivante mais celle d’après… » ?

Au fil du temps, cela a joué de plus en plus sur le pourcentage de grévistes, chaque jour un certain nombre d’entre eux et elles passant leur tour ; un phénomène qui n’existe pas dans une grève reconductible : on n’y est pas gréviste en ne faisant pas la grève ! Certes, des collègues cessent le mouvement avant la fin, mais les AG quotidiennes et les discussions sur le lieu de grève permettent souvent de différer cette décision. Le nombre de grévistes a été très inégal selon les catégories. Très forte chez les agents de conduite, la grève n’a jamais pris à la hauteur de ce que doit être une grève nationale qui dure, parmi les agents commerciaux des gares, le personnel de la maintenance des installations ou dans les ateliers. C’est en grande partie inhérent aux modalités retenues.

Et les revendications ?

En imposant son calendrier de grèves non reconductibles, la fédération CGT a pu en finir (momentanément, n’en doutons pas !) avec la pratique des assemblées générales où ce sont les grévistes qui décident réellement de leur grève ; c’était un acquis depuis plus de trente ans à la SNCF (la grève de novembre 1986/décembre 1987) que bien des bureaucrates syndicaux n’ont eu de cesse de combattre.

Certes, pour la forme, les assemblées générales demeurent ; mais il n’y a plus rien à y discuter : là où le débat sur la forme d’action a été posée, les réponses syndicales (CGT, Unsa, CFDT, mais parfois aussi SUD-Rail) furent sans ambiguïté : soit « pas question de discuter de ça en AG, puisqu’il y a un calendrier interfédéral », soit « vous pouvez décider ce que vous voudrez en AG, nous on s’en tiendra au calendrier interfédéral ». Et puis, franchement : puisque tout le monde avait le programme des grèves du 3 avril au 29 juin, pourquoi participer aux assemblées générales ?

Les quatre fédérations ­s’étaient entendues sur une plate-forme en huit points, dont l’abandon du pacte ferroviaire gouvernemental. Au fil des jours, les tracts unitaires ont « oublié » ce cahier revendicatif, pour mettre en avant l’exigence de « tables rondes », « négociations » et autres « réunions tripartites » dont le contenu semblait devenir une question de second plan.

L’épisode du référendum par lequel les fédérations CGT, Unsa, SUD-Rail et CFDT demandaient, après un mois de grève, si les cheminotes et cheminots étaient d’accord ou pas avec le gouvernement, est un peu du même acabit. 95 % des votants et des votantes (61 % de participation) ont refusé le plan ferroviaire du gouvernement. Une confirmation certes ; mais quel intérêt ? Des dizaines de milliers de cheminots et cheminotes avaient déjà donné leur avis depuis début avril en participant à la grève ! Notons que, contrairement à ce que vendaient les fédérations, le référendum n’a permis aucun rebond dans la mobilisation : l’énergie militante aurait été plus efficacement utilisée autrement.

Ce n’est pas pour ça que les grévistes perdent des journées de salaire ! Là encore, la faiblesse des AG n’a pas permis de redresser la barre.

Un mouvement qui dure, qui dure, qui dure…

Unsa et CFDT avaient sans doute prévu de sortir de la grève bien avant fin juin : la politique gouvernementale qui entend ignorer, affaiblir et détruire toutes les organisations syndicales les en a empêchées. Il n’y avait aucune porte de sortie ! La période du bac, la fin du calendrier trimestriel initial leur ont fourni le prétexte attendu. Mais fondamentalement, la question est : « pour quelles raisons la fédération CGT, une fois de plus, a-t-elle fait le choix de privilégier l’unité avec Unsa et CFDT au lieu de s’allier avec SUD-Rail et FO ? ». Et surtout, « sur quoi devons-nous travailler pour que les équipes combatives de la CGT, de SUD-Rail et de FO parviennent à déjouer ces manœuvres à l’avenir, faute de renouveler un scénario trop souvent connu ces dernières années ? »

Le mouvement se poursuit, mais quel est son effet ? Là est le nœud du problème. Pour nous, la grève c’est pour gagner ; les négociations doivent se faire sous la pression des grévistes ; c’est un moment de rupture avec le système en place qui permet d’en envisager d’autres, plus fortes. Celles et ceux qui voulaient seulement « montrer leur force » sont confrontés à un problème de taille : gouvernement et patronat n’entendent pas négocier, seul le rapport de force peut les faire craquer. Et il passe par un blocage de l’économie, un blocage dans la durée de l’activité ferroviaire.

Mais ce n’est pas en multipliant les pertes de salaire dues à une succession de grèves non reconductibles qu’on prépare dans les meilleures conditions une grève reconductible. Le mouvement dure, mais dans quelles conditions ! Les animateurs et animatrices de la grève sont, pour beaucoup, très sceptiques depuis longtemps sur la manière dont il se déroule ; voilà qui ne crée pas les conditions optimales pour sa réussite.

Des cheminotes et cheminots du Rail déchainé

  • Retrouvez cet article sur Leraildechaine.org.
  • Faute de place, cet article ne traite pas de sujets importants mais qu’il nous a fallu mettre de côté pour cette fois : les caisses de grève ; la contradiction entre la revendication de « convergences des luttes » et le fait, qu’y compris dans le secteur ferroviaire la grève, n’a pas touché d’autres entreprises que la SNCF ; les différences entre coordinations de délégué.es mandaté.es par leur AG, rassemblement de grévistes organisant des actions et comités peu représentatifs ; les pratiques illégales des patrons qui veulent ainsi nous faire peur (retenues sur salaire bien au-delà des journées de grève, courriers d’intimidation avant et après des actions, etc.).

[1Ceci est dit sans la moindre prétention de dicter la vérité… surtout a posteriori. Nous-mêmes, militants et militantes libertaires du secteur ferroviaire, si nous avons d’emblée critiqué et contesté le choix des 18 grèves carrées, n’avons pas mesuré à quel point cela fermait la porte à toute dynamique ensuite.

[2Bien sûr, la grève sans préavis ou hors de ceux existants est possible et s’est vue bien des fois dans le passé… à condition d’avoir créé une dynamique, un engouement collectif qui font oublier ces détails légaux.

 
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