syndicalisme

Théâtre d’Aubervilliers : En guerre contre le harcèlement et l’arbitraire




Quatre ans de management brutal ; la moitié des salarié.es ­permanent.es qui rendent leur tablier ; trois mois de grève pour dire le ras le bol… Peu de conflits auront autant souligné les contradictions dans lesquelles peut s’empêtrer un patronat de gauche pourtant attaché à son image humaniste et vertueuse.

« Quand il y a du turn-over dans une boîte, des gens en burn-out, des ruptures conventionnelles qui s’enchaînent, ça n’est pas un hasard. C’est qu’il y a un management pathogène. Quand la ­hiérarchie cherche à dégager les salarié.es un par un pour les remplacer par d’autres supposés plus loyaux, ça devient une stratégie. » C’est Sophie Lopez, militante CGT, qui s’exprime ainsi le 16 décembre à la Parole errante, à Montreuil, au lendemain de l’acte V des gilets jaunes. Une journée de solidarité conjointe réunit alors les grévistes de l’hôtel Park Hyatt de Paris-Vendôme et celles du théâtre de la ­Commune, à Aubervilliers (93). Concert de soutien, vente de ­spécialités africaines, présence des gilets jaunes et de la CGT-­Spectacle, prises de parole… L’occasion de raconter trois mois d’un conflit éloquent sur des employeurs qui « justifient la maltraitance au nom de l’Art et la brutalité managériale par la Beauté », pour reprendre la formule sardonique de l’universitaire Olivier Neveux, en soutien aux grévistes  [1].

L’imaginaire commun associe le théâtre public à des mots onctueux – culture, partage, métissage, création – et à des lieux chaleureux, feutrés, baignant dans une ambiance davantage téléramesque que lutte des classes. Patatras : l’affaire du théâtre de la Commune a brutalement fait chuter le décor et révélé des coulisses pour le moins sordides.

Un piège pseudo-participatif

Tout a commencé en janvier 2014, avec l’arrivée à la direction de ce centre dramatique national (CDN) de Marie-José Malis. Dans un premier temps, cette artiste engagée séduit les salarié.es en annonçant un projet dynamique d’ouverture du théâtre et un nouveau fonctionnement, démocratique et horizontal. Au bout de quelques mois cependant, le désenchantement est complet. Les quelques réunions « transversales » organisées se sont révélées être un piège pseudo-participatif : la parole n’y est ­libre que lorsqu’elle va dans le sens d’une direction qui apparaît en fait calculatrice et autoritaire. « Rétrospectivement, estime une syndiquée CGT, ces “réunions transversales” auront surtout servi à identifier les personnes jugées “incompatibles” avec le projet. »

Et les personnes incompatibles doivent être éliminées. Comme le révéleront plus tard les « CDN-leaks » (lire ci-dessous), on peut soupçonner un plan de licenciements déguisé, consistant à faire fuir les salarié.es les unes après les autres. La stratégie de la hiérarchie consiste à les attaquer sur la qualité de leur travail sans jamais leur dire exactement ce qui ne va pas. À leur demander des rapports d’activité, des justifications, à humilier publiquement les « mauvais éléments », à envahir leur quotidien de reporting, de Google agendas, de mails comminatoires... Même une salariée protégée (RQTH) en est victime. Le service des relations publiques est particulièrement ciblé. « Moi, les fortes têtes, je les mate », assène Malis à un salarié de ce service qui, épuisé par cette guerre des nerfs, finira par rendre son tablier.

Entre janvier 2014 et sep­tembre 2018, sur 23 salarié.es permanent.es, 12 (dont deux tiers de femmes) partent ainsi en rupture conventionnelle. À leur place sont embauchées des personnes jugées « fiables ». Pas toujours avec succès d’ailleurs. Certaines prennent vite leurs distances avec la direction. Mais d’autres rentrent complètement dans son jeu et, peu à peu, un fossé se creuse entre les légitimistes (majoritairement récent.es embauché.es) et les contestataires (majoritairement en poste depuis longtemps) dont le nombre se réduit de mois en mois.

Une liste «  a-syndicale  » téléguidée par la direction

L’année des élections professionnelles va être celle de la crise ouverte. Le harcèlement s’aggrave ; on en vient aux sanctions, insultes, menaces de licenciement. En mars 2018, la déléguée CGT fait un burn-out et se re­trouve en arrêt maladie. Dans les semaines qui suivent, trois au­tres collègues sont arrêté.es à leur tour, pour de plus ou moins longues périodes En juin, une liste « a-syndicale » téléguidée par la direction se présente con­tre la CGT. Chacune emporte 2 sièges au comité social et économique.

Un canular de soutien, réalisé par une photoshopeuse solidaire de la grève.
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En juillet, 11 des 18 salarié.es du théâtre adressent un courrier d’alerte au ministère de la Cul­ture. La Rue de Valois ne leur répond pas mais – élégance – transmet le courrier à Malis avec les noms des signataires, les exposant aux représailles.
Dos au mur, une partie des salarié.es décide finalement de cesser le travail pour obtenir le gel des restructurations en cours, la fin du harcèlement et un audit social. Démarrée le 20 septembre, la grève va durer quatre-vingt-treize jours, et donner lieu à une intense bataille de communication.

D’un côté la direction joue la vertu offensée. Comment pourrait-elle être tyrannique, elle qui a mis en place un projet remarquable, l’École des Actes, aidant à l’insertion de dizaines de migrantes et migrants  [2] C’est en fait la CGT qui, par corporatisme, fait de l’obstruction ! Une trentaine de fidèles de la direction, cadres et artistes associés cosignent une déclaration antigrève, et vont jusqu’à accrocher sur le théâtre une bande­role poétiquement signée « Les salariés restés au travail dans ce lieu innovant, fiers et heureux de la beauté de son projet ». « La beauté » et « la magie » reviennent en effet régulièrement dans la prose des rares artistes et intellectuels qui se solidarisent avec la direction Malis  [3].

Le plus célèbre est le maoïste universitaire mondain Alain Badiou, dont le théâtre héberge les conférences. Dans un pamphlet mémorable, il dénonce un « complot » ourdi par un « syndicalisme de pacotille » ! 

« Bad You » : ancien gourou de l’UCF-ml, une secte maoïste ésotérique, le philosophe Alain Badiou a fait du théâtre de la Commune son quartier général. Les grévistes n’ont pas manqué de moquer son soutien indéfectible à la direction éclairée du Parti, pardon, du théâtre...

En face, les salarié.es en lutte savent que le rapport de forces est incertain – 10 en grève le premier jour, puis 7 jusqu’à la fin, dont 3 en arrêt maladie –, mais ils et elles mobilisent toutes leurs ressources. Dont la principale est, finalement, le déballage des pratiques de la direction. La presse relaie  [4], le scandale enfle. Les soutiens (NPA, LFI, PCF, Solidaires) arrivent.

Près de 180 personnalités du monde du spectacle cosignent une tribune affirmant qu’« aucune fin, aucune idée – si grande et généreuse soit-elle – ne peut justifier les comportements de domination et le mépris social ». La page Facebook du comité de grève dépasse bientôt les 1.500 abonné.es. Et tandis que la fréquentation de la salle chute, le public
indigné afflue aux rassemblements de soutien. Philippe Martinez, le secrétaire général de la CGT, y prend le micro pour rappeler que « l’exception culturelle ne vaut pas exception sociale ». Des ponts sont jetés avec les salarié.es de la culture de Grenoble, Béthune ou La Rochelle, qui ont enduré des situations analogues. Des liens sont tissés avec les femmes de ménage de l’hôtel Park Hyatt, parties en grève presque en même temps.

Solidarité entre les grévistes du théâtre de la Commune, et de l’hôtel Park Hyatt, le 20 décembre 2018.

Tout cela fait mal. La direction refuse d’abord tout dialogue. Puis, à mesure que son crédit s’effondre, elle cède du terrain. Mais il faudra au total 10 séances de négociations, dont la dernière sous l’égide de la Drac, pour qu’elle se résolve à un signer un accord de sortie de conflit, le 21 décembre. Les « CDN-Leaks » y auront sans doute grandement aidé.

Reprise et représailles

Le 3 janvier, leurs principales exigences étant satisfaites, les salarié.es ont repris le travail… avec une certaine appréhension. Les représailles envers les ex-grévistes, en effet, n’ont pas tardé. « Dix jours après la reprise, explique Sophie Lopez, deux ex-grévistes ont été convoquées pour un “recadrage”. L’une, élue du personnel, a été accusée d’“insubordination”. Découragée par le redémarrage des hostilités, la seconde a annoncé qu’elle quitterait prochainement l’établissement… » Un coup dur.

Quelle sera la réaction des antigré­vistes ? Certaines recrues récentes, qui ignoraient l’historique des événements avant 2018, et avaient préféré s’aligner sur la direction plutôt que d’entendre les syndicalistes, ont été désta­bilisé.es par les événements. Le patronat de gauche ne l’emportera donc pas au paradis. Les réseaux de solidarité établis par les salarié.es en lutte sont pour l’instant mis en sommeil. Ils ne disparaissent pas.

Guillaume Davranche (AL Montreuil)

Présence à la journée de grève interpro du 9 octobre 2018.

LE NET SOUPÇON D’UN PLAN DE LICENCIEMENTS DÉGUISÉ

Les « CDN-leaks » divulgués fin 2018 en disent long sur ­l’univers ­mental d’ex-artistes engagés promus patrons d’institutions culturelles.

C’est un verbatim dévastateur qui, indéniablement, aura achevé de saper le crédit de la direction du centre dramatique national (CDN) d’Aubervilliers. On est déjà dans la quatorzième semaine de grève quand, le 7 décembre 2018, la revue Jef Klak publie les « CDN-leaks » dans le cadre d’une enquête de Jean-Marie Mignon et Michel Demoor, « Tout va bien au théâtre de la Commune ».

Il s’agit de la retranscription d’un entretien privé, en avril 2015, entre Marie-José Malis et six de ses homologues, où est ouvertement évoquée une stratégie du choc pour faire le ménage dans les CDN. Stanislas Nordey, de Strasbourg : « Si on parle pas langue de bois, ce qu’on aimerait tous c’est de pouvoir faire un plan de licenciement massif. En vrai. Le problème de ça, c’est qu’on ne programme pas pendant une saison… Ça peut se faire. » Marie-Jo Malis abonde : « Dire un plan de licenciement, moi je suis d’accord. […] Oui, je parle licenciements. [...] Pourquoi est-ce que nous dirigeons les lieux si nous ne pouvons pas avoir une idée de ce que doit être l’embauche, le contrat de travail, la constitution d’une équipe qui serve une aventure artistique ? »

Mais comment faire avec « les histoires de conventions collectives », s’attriste Nicolas Roux, de Montpellier, qui sont « un vrai problème ». « Qui bloquent le théâtre », renchérit Nordey, qui aimerait que ce ras-le-bol soit relayé par « une caisse de résonance comme le Syndeac », le syndicat patronal du secteur. Le Syndeac, Marie-Jo Malis en deviendra justement présidente deux ans plus tard. Et Nordey de s’emporter : « Vous à Montpellier, vous avez quatre personnes qui vous font chier et que vous voudriez remplacer. Toi, Marie-José, tu en as cinq que tu voudrais remplacer. […] Ben moi je vous dis, faut un acte fort et puis vous faites une demi-saison l’année prochaine et puis vous licenciez et puis vous engagez les gens que vous voulez ! »

Un plan de licenciements, hélas, ça coûte cher, et ça risque de plomber une demi-saison. Mais on peut contourner le problème. Le patronat a parfaitement intégré l’usage fructueux qu’il peut faire de la rupture conventionnelle. Cette procédure, créée en 2008, est moins onéreuse qu’un licenciement, et les salarié.es y consentent plus facilement parce que, contrairement à une démission pure et simple, elle leur donne droit à l’indemnisation du chômage. Quelqu’un qui subit du harcèlement moral vit souvent la rupture conventionnelle comme une délivrance. C’est probablement une telle stratégie qui est déployée au théâtre de la Commune, à Aubervilliers.
G.D.

[1Lettre d’Olivier Neveux aux salarié.es en lutte, 23 septembre 2018, reproduite sur www.cip-idf.org.

[2Le Monde, 4 octobre 2018.

[3Il faut lire à ce sujet la lettre égocentrée et ridicule
de grandiloquence
du critique Bruno Tackels « depuis
la Cordillère des Andes »,
20 septembre 2018.

[4Le Parisien, 19 septembre, 20 septembre, 2 octobre ; Le Monde, 4 octobre 2018 ; Libération, 5 octobre ; L’Humanité, 7 octobre ; La NVO, 10 octobre ; L’Anticapitaliste, 18 octobre ; Mediapart, 9 novembre ; CQFD, 10 novembre

 
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