Maroc : Un journaliste libertaire face à la mafia patronale




Pendant plusieurs mois, un bimensuel libertaire a tenté d’exister dans une région marginalisée du pays. Jusqu’à trop déranger les caciques locaux. Les locaux du journal ont été incendiés fin juin, et les camarades réfléchissent à de nouveaux projets.

Les lecteurs et lectrices d’Alternative libertaire ont pu suivre, dans les numéros de mai et juin, la lutte dramatique des mineurs du manganèse d’Imini, dans la région de Ouarzazate au Maroc. Dans cette région marginalisée du pays, la collusion est totale entre le patronat - en l’occurrence la Société anonyme chérifienne des études minières (Sacem) -, les autorités locales et la bureaucratie syndicale de l’Union marocaine du travail (UMT) [1]. Entrés dans un rapport de force avec leur patron fin 2002, les mineurs ont dû affronter avec l’énergie du désespoir cette coalition quasi féodale.

En avril 2004, des violences entre les ouvriers et des briseurs de grève embauchés par le patronat et les bureaucrates de l’UMT ont entraîné un mort… et l’incarcération de six grévistes, condamnés en janvier 2005 à dix ans de réclusion pour « homicide ». L’affaire a suscité une vive indignation dans tout le Maroc [2], et jusqu’en Espagne et en France. À tel point que la justice a dû réviser le procès, et faire libérer les mineurs emprisonnés. Une cuisante défaite pour le patronat local.

Lettre de délation et incendie

Dans la région, quelques militant(e)s engagés dans le soutien aux mineurs n’ont eu de cesse de pétitionner et de faire connaître la lutte à l’extérieur de la région. Parmi elles et eux, un militant libertaire, Brahim Fillali, fondateur en 2004 du seul périodique indépendant de la région de Ouarzazate, Ici et Maintenant, un bimensuel bilingue français-arabe.

Dans les pages d’Ici et Maintenant, outre la lutte des mineurs d’Imini, on parlait de la corruption dans les communes rurales de Msemrir et Taghzoute-Tinghir, ou encore des violences policières à Tinghir. « Brahim Fillali n’est pas aimé et le président de la Commune rurale de Msemrir le lui fait bien sentir un jour de février 2004, en l’expulsant de la salle lors d’une séance publique », rapporte l’hebdomadaire casablancais Le Journal [3].

Après la victoire des grévistes au tribunal en avril dernier, la mafia locale a visiblement entrepris d’engager des représailles contre Ici et Maintenant.

Première intimidation : à deux reprises, les 3 et 4 juin, Brahim Fillali s’est vu enjoindre oralement par la gendarmerie de Msemrir de se rendre à Ouarzazate à la brigade judiciaire, pour répondre d’une accusation, selon laquelle il détiendrait des « dossiers touchant aux institutions » (le roi Mohammed VI et son épouse) ainsi qu’à « l’intégrité territoriale du Maroc » (le Sahara occidental). Cette accusation faisait suite à l’envoi au ministère de la Justice d’une lettre de délation par un certain Anouze Brahim. Le directeur d’Ici et Maintenant a refusé de se déplacer sans convocation écrite, pour une affaire qui ne le concerne pas [4].

Deuxième intimidation, beaucoup plus grave : le 23 juin, les locaux d’Ici et Maintenant ont été incendiés et totalement détruits. Le responsable de la gendarmerie de Msemrir a refusé d’enregistrer la plainte, arguant au directeur du journal qu’il lui fallait désigner au moins une personne suspecte pour qu’elle soit arrêtée, et qu’ainsi débute l’enquête. « Je lui ai répondu que c’était absurde. Comment allais-je désigner une personne que je n’avais pas vue, et quel était le rôle d’une enquête en principe ? » s’indigne Brahim. Lui accuse « l’autorité et la mafia locale ainsi que ceux qui profitent de la misère, de l’ignorance, de la marginalisation, du sous-développement de cette région et qui n’aiment pas qu’on les dénonce. »

Soutien international

Après cet épisode éprouvant, Brahim a commencé à s’inquiéter fortement, et a lancé un appel à l’aide répercuté au plan international par l’UMT-Rabat trois semaines plus tard. Tandis qu’en Espagne, les militant(e)s de Cadix de la CGT (anarcho-syndicaliste) ont mené une importante campagne d’information. En France des militant(e)s d’Alternative libertaire et de l’Union de groupes anarchistes lyonnais (UGAL) se sont soucié(e)s de publier rapidement un appel de soutien, et de le faire connaître aux autorités chérifiennes pour leur signifier qu’une éventuelle disparition de notre camarade ne passerait pas inaperçue.

Un appel intitulé « Protégeons la liberté de la presse au Maroc, soutenons Brahim Fillali », signé par une vingtaine d’organisations françaises, espagnoles et marocaines [5] a été communiqué à la presse et à l’administration marocaines le 5 août. Reporters sans frontières (RSF), informé, a de son côté publié une protestation.

Aujourd’hui Brahim Fillali a quitté la région de Ouarzazate pour des raisons de sécurité. Le bimensuel Ici et Maintenant n’est plus mais le combat continue ailleurs.

Guillaume Davranche (AL Paris-Sud)


POUR UN CENTRE LIBERTAIRE À RABAT

Une petite équipe de militant(e)s anarchistes, dont Brahim Fillali ex-animateur du périodique Ici et Maintenant, travaille à l’ouverture d’un Centre libertaire d’études et de recherches (CLER) à Rabat, capitale du Maroc. C’est un projet inédit au Maghreb, d’où toute présence libertaire organisée a disparu depuis l’éradication du Mouvement libertaire nord-africain (MLNA, communiste libertaire) en 1956 par la répression colonialiste.

Le projet du CLER est de « collecter, de classer et d’archiver tout ce qui a un rapport avec l’anarchisme », explique Brahim. « Ce centre doit contenir des écrits, œuvres, revues et journaux philosophiques et sociologiques […] Nous allons mettre sur pied une riche bibliothèque (livres, revues, journaux, affiches, tracts, cassettes vidéo, documents, thèses et recherches universitaires) en plusieurs langues. La traduction en arabe sera l’une des préoccupations du centre, ainsi que l’organisation de débats, de séminaires, d’expositions... et d’autres activités qui facilitent la rencontre des militants et écrivains libertaires à travers le monde. Nous sommes conscients des difficultés à venir, la tâche devant nous est énorme, mais avec la participation et la collaboration d’autres centres de même nature, nous y aboutirons. »


[1L’UMT, fondée en 1955, est la principale confédération syndicale marocaine. Sa composition est très variable. Si, dans la région de Ouarzazate, elle est dirigée par des bureaucrates corrompus, à Rabat par exemple, elle est animée par d’authentiques militant(e)s de gauche.

[2Au plan régional, les mineurs ont reçu, entre autres, l’appui de la Confédération démocratique du travail (CDT) concurrente de l’UMT, de la Voie démocratique (une organisation politique « à gauche de la gauche » au sein de laquelle agissent des militant(e)s révolutionnaires), de l’Association marocaine des droits humains (AMDH, affiliée à la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme, FIDH).

[3Article « Et un journal de moins » dans Le Journal du 14 juillet 2005.

[4Par la suite, une analyse ADN a permis d’identifier et d’écrouer le véritable auteur de la lettre : un certain Aalla Mohamed, secrétaire au tribunal communal de Semrir et de Tilmi, réputé pour de multiples affaires de falsifications et de corruption de titres fonciers, et, de notoriété publique, lié à la mafia locale (information transmise par un rédacteur d’Ici et Maintenant).

[5Alternative libertaire, les Alternatifs, la CGA, la FA, la LCR, No Pasaran, le PCF, l’UGAL, les Verts, l’Association des Tunisiens en France, l’association Générations Tinghir-France, les fédérations SUD-PTT, SUD-Rail, SUD-Étudiant, SUD-Aérien, SUD-Santé-Sociaux, le Syndicat national des journalistes (SNJ) et le Syndicat national des journalistes-CGT (SNJ-CGT), la CNT, la CGT espagnole, Attac Casablanca.

 
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