Histoire

1952 : La nuit des poètes juifs assassinés




Entre 1946 et 1953, l’antisémitisme d’État se développe en URSS sur un terreau populaire fertile et sur la paranoïa d’un Staline qui voit tour à tour les Juifs comme menaces contre-révolutionnaire, espions, sionistes, etc. Les grands intellectuelles juifs et juives sont traqués, torturés et exécutés. De cette histoire peu connue subsistent des imaginaires aujourd’hui.

La scène est aisée à imaginer. Un homme prostré sur une chaise, brisé par la torture. Face à lui, trois officiers de l’Armée rouge ou du NKVD  [1], enfin, d’une émanation quelconque de l’État policier. Au fond de la pièce, des gardes, devant la porte, des gardes, derrière l’accusé, encore un garde. Dans cette salle du Collège de la Cour suprême de l’URSS  [2], les casquettes militaires sont posées sur un bureau immense, vide de tout dossier. Ou bien ceux-ci restent-ils fermés... Il n’y a en effet rien à discuter, rien à instruire, la cause est entendue, et la sentence anticipée.

Les hommes et femmes qui se succèdent devant ces juges s’appellent Itzik Fefer, Ilya Ehrenbourg, Peretz Markish et Vassili Grossman, Solomon Losovski, David Bergelson, Lina Stern... même Polina Jemtchoujina, la femme de Molotov, pilier du stalinisme, s’assiéra devant ces sinistres figures. Ils et elles sont membres du Parti, souvent bolchéviques de la première heure, intellectuelles, artistes, poètes, tous sont juifs, juives.

Chagall et Solomon Mikhoels

Nous sommes en 1948. Les procès succèdent aux accusations et les purges spécifiques prolongent les « grandes purges » de 1930. Staline, à la tête de l’URSS, poursuit un régime de terreur massive. Et en ce mois de novembre 1948, les Juifs irritent le Premier secrétaire du Parti  : l’État naissant d’Israël s’est rapproché des États-Unis, réduisant à néant les efforts qu’il fait depuis un an pour séduire les sionistes. Pourtant un mois plus tôt, la visite de Golda Meir est acclamée à Moscou. Seulement, ces cris de « le peuple juif vivra », agacent le petit père des peuples. Et d’agacement en irritation, Joseph Staline accumule la colère à l’encontre du « peuple à la nuque roide »  [3] dont l’enthousiasme révolutionnaire, les initiatives et l’engagement aiguisent davantage la méfiance paranoïaque que l’envie de les mettre de son côté.

Tenez, prenons l’exemple du Comité international juif antifasciste. Ses créateurs, Victor Alter (du Bund) et Henryk Erlich (de l’internationale socialiste) ont été faits prisonniers en Pologne, envoyés au Goulag condamnés à mort. En tant que polonais et malgré leurs responsabilités de longue date dans le mouvement révolutionnaire, le NKVD les soupçonne de collusion avec les nazis. Leur sincérité socialiste n’en est pas refroidie. Ils rédigent une note à Staline  : créons un Comité convainquant juifs et communistes en zones occupées de rejoindre les rangs des armées polonaises ou russes, de miner les actions de l’occupant et de soutenir l’URSS. La gratitude de Staline les renvoie directement en prison, Victor Alter étant exécuté immédiatement après son arrestation.

Yidn fun der gantser velt ! Juifs de tous pays  !

Le comité antifasciste voit néanmoins le jour en août 1941, mais sous égide strictement soviétique. Une première allocution à Radio Moscou invite, en yiddish, les juifs du monde entier à rejoindre la lutte antifasciste. Rendue publique presque un an plus tard, cette organisation va se composer de 70 membres et sera présidée par Solomon Mikhoels, célèbre acteur et directeur du théâtre juif de Moscou. Ces travaux se déroulent en yiddish également et s’appuieront sur un journal baptisé Eynikeyt - Unité.

SOLOMON MIKHOELS (1890 - 1948) fut le président du Comité antifasciste juif. Acteur célèbre et directeur du théâtre juif de Moscou. Staline le fit assassiner en 1948 par peur de ses nombreux contacts noués avec la diaspora juive, notamment aux États-Unis.

L’objectif du Comité antifasciste juif est de diffuser la propagande prorusse auprès du monde entier, mais plus particulièrement auprès des sympathisants juifs et du monde intellectuel de l’époque. Le message central se place en contrepoint de la politique allemande  : l’URSS n’est pas antisémite. C’est ainsi que de 1942 à 1948, le Comité va multiplier les voyages en Europe et aux États-Unis. À l’une de ces occasions, leur accueil aux prestigieuses Polo Grounds de New York est assuré par Albert Einstein à la tête d’une délégation comptant le maire de New York Fiorello La Guardia, ou encore Stephen Wise président du Congrès juif mondial, le tout devant un parterre de 50000 personnes. Ce rassemblement restera le plus grand événement prosoviétique de l’histoire étasunienne. Chagall, Chaplin, le grand chanteur afro-américain et activiste communiste Paul Robeson soutiendront l’idée qu’il faut aider la Russie à lutter contre l’ogre hitlérien. Près de 45 millions de dollars seront ainsi collectés, sans compter l’envoi de matériel médical et technique, des ambulances... Et puis on insiste auprès de l’opinion nord-américaine pour que les GI rejoignent la guerre.

Interdiction de mentionner la solution finale

Dès 1943, les discussions entre Einstein, Fefer et Mikhoels font germer l’idée de compiler dans un Livre noir : les faits prouvant l’extermination scélérate des Juifs par les envahisseurs fascistes allemands dans les régions provisoirement occupées de l’URSS et dans les camps d’extermination en Pologne [4]. L’insistance de certains intellectuels européens de ­l’époque à réaliser un tel travail prouve déjà que camps, massacres et système génocidaire sont connus des contemporains.

C’est une riche idée. Mais une idée qui va se heurter à l’habituelle paranoïa du sourcilleux locataire du Kremlin. Elle se heurte en effet à deux fondamentaux du régime  : primo il n’a jamais tort , secundo l’ennemi est partout. Mais surtout à l’intérieur. Le Livre noir fait en effet ressortir que les nazis en territoire russe, polonais, ukrainien ont nécessairement bénéficié du soutien des populations locales pour mener à bien tant la Shoah par balles que le gardiennage des camps, la logistique, etc. Inadmissible  ! Comme il est inadmissible de considérer que des soviétiques auraient été tués par les allemands.

Au sein des mouvements progressistes, un retour critique sur les thèmes propagés par l’antisémitisme stalinien reste à faire pour se libérer totalement de cette gangrène.

Ils ont été tués en tant que citoyens soviétiques, et non en tant que juifs  [5]. Toute considération contraire relèverait du nationalisme - impossible lorsqu’on est internationaliste. Pis  ! ce serait du « cosmopolitisme sans racines » ! Les contradictions formelles bien sûr sont négligeables pour la doxa stalinienne qui, pour tuer son chien, n’hésite pas à reprendre une terminologie nazie, et l’accuser de la rage du sionisme, ou d’être vendu aux Américains.

La mention même de solution finale perpétrée à l’encontre de juifs en tant que tels est interdite. C’est le vieil antisémitisme russe, celui des cosaques et des pogroms, qui se rhabille de justifications dogmatiques, parle de contre-révolution, influences de l’étranger, décadence... Car le même qui disait en 1931 : « les communistes, en tant qu’internationalistes cohérents, ne peuvent être que des ennemis jurés et implacables de l’antisémitisme », se prend à déclarer en 1952  : « chaque nationaliste juif est un agent potentiel des renseignements américains. »

C’est sur le plan de la religion que se positionne la propagande contre le judaïsme, en ce qu’elle est propre à véhiculer un « archaïsme rétrograde ». Mais une forme d’essentialisme lui est inséparable  : cosmopolites, les juifs, ne peuvent qu’encourager l’infiltration étrangère, l’espionnage... Le recyclage des thèses du complot judéo-bolchévique nazi est complet.

L’opinion russe se laisse aller à exprimer ouvertement sa haine et les affaires se succèdent prouvant que la patrie du socialisme abrite un poison. Car, si les premières purges de Staline (1937-38) faisaient des victimes juives sans les viser de manière systémique, il devient flagrant qu’un antisémitisme d’État est désormais bien en place. Cela prendra même un air pseudo-scientifique avec la « sionologie », qui reprend les thèmes antisémites en les justifiant par la diabolisation de l’État d’Israël.

Pour les intellectuelles juifs et juives, les choses se précipitent. Andreï Jdanov, membre éminent du Politburo, héros de Léningrad et bourreau de la culture russe, va s’acharner sur la langue yiddish et la production artistique et intellectuelle juive au nom du « réalisme socialiste », ce formalisme soviétique pour qui seule vaut la représentation de prolétaires à gros muscles et de paysannes à fichu, moissonnant les blés mûrs.

Début 1946, une édition partielle du Livre noir paraît. En octobre 1947, il est interdit en URSS. En janvier 1948, parti de Moscou à Minsk, Mikhoels est retrouvé assassiné dans une rue de la ville. En mars 1948, le Comité est dénoncé comme « sioniste ». Staline, dans un ultime bras de fer, veut lui imposer de promouvoir un déplacement des juifs vers le Birobidjan, ville et région sibériennes où il compte les reléguer. C’est l’écrivain Peretz Markish – auteur de premier plan, à la pointe du renouveau yiddish, et lauréat du prix Staline de 1946  ! – qui lui signifie un refus  : « On ne peut déplacer un peuple, l’arracher à ses racines historiquement formées avec sa terre natale, sa patrie ». Fureur stalinienne. Le 21 novembre 1948, le Comité antifasciste juif est dissous. Il s’ensuit une campagne de liquidation de la langue et de la culture yiddish, visant les quelques 3 millions de locuteurs du pays.

Réunion du Comité antifasciste juif en 1941

Décembre 1948, c’est Viktor Abakoumov, le sadique chef du MGB/KGB, qui est à la manœuvre de la politique antijuive. Il arrête Fefer qui a joué un jeu trouble contre ses collègues du Comité antifasciste. Pendant l’hiver 1948-49, tous les autres militants du Comité sont arrêtés, de nuit, clandestinement, enfermés à la Loubianka, le siège du KGB, interrogés, torturés. L’accusation  : nationalisme bourgeois, trahison, cosmopolitisme sans racines... C’est d’ailleurs sous ce nom qu’une vaste campagne d’antisémitisme d’État est lancée en janvier 1949, à quoi P. Markish fera la remarque  : « Hitler voulait nous détruire physiquement, Staline veut nous détruire spirituellement ».

Les lendemains de la purge

Enlevées en 1949, les membres du Comité seront torturées et détenues jusqu’en 1952. Mais leur calvaire va connaître deux temps  : celui des aveux arrachés par la douleur dans les basses-fosses de la Loubianka, puis la rétractation. Car, au moment où s’ouvre officiellement le procès en mai 1952, ils et elles ont tout avoué, un ensemble de crimes tenant dans ce chef d’accusation  : « planification d’une insurrection armée visant à établir une république sioniste et bourgeoise qui aurait servi de base américaine, activités d’espionnage, propagande antisoviétique ».

Informées de ces motifs, rebondissement  ! Celles et ceux qui furent des communistes ­d’une indéfectible loyauté, militantes de la première heure, décorées, toutes et tous trouvent la force de nier en bloc les accusations, contraignant le tribunal à siéger à huis clos. Nous sommes à nouveau dans l’obscurité d’une pièce du Collège militaire de la Cour suprême, d’où tombent des accusations toutes plus absurdes les unes que les autres, kafkaïennes, orwelliennes, auxquelles on peut à nouveau imaginer que les accusées ne daignent pas répondre. Tant ils comprennent qu’il s’agit d’une farce à la grande gloire du terrorisme d’État soviétique. Ils et elles sont fusillées le 12  Août 1952.

Cuervo (UCL Aix en Provence)


TRAJECTOIRES DE MEMBRES DU COMITÉ ANTIFASCISTE JUIF

Solomon Mikhoels, acteur, directeur du Théâtre juif d’État de Moscou, assassiné en janvier 1948 (voir photo).

Solomon Losovski, ancien vice-ministre soviétique des Affaires étrangères, exécuté le 12 août 1952.

Itzik Fefer, poète, exécuté le 12 août 1952.

Solomon Bregman, ministre-député du Contrôle d’état, mort en détention le 23 janvier 1953.

Aaron Katz, général de l’Académie militaire, libéré après la mort de Staline, mort en 1971.

Boris Shimeliovich, médecin en chef de l’Armée rouge. Exécuté le 12 août 1952.

Joseph Yuzefovich, historien, exécuté le 12 août 1952.

Leib Kvitko, poète, exécuté le 12 août 1952.

Peretz Markish, poète, exécuté le 12 août 1952.

David Bergelson, écrivain, exécuté le 12 août 1952.

David Hofstein, poète, exécuté le 12 août 1952.

Benjamin Zuskin, acteur, exécuté le 12 août 1952.

Ilya Vatenberg, éditeur, exécuté le 12 août 1952.

Emilia Teumim, éditrice, exécutée le 12 août 1952.

Leon Talmy, journaliste et traducteur, exécuté le 12 août 1952.

Khayke Vatenberg-Ostrowskaya, traductrice, exécutée le 12 août 1952.

Lina Stern, femme médecin et biochimiste, condamnée à la prison à vie, libérée après la mort de Staline. Morte en 1968.

Der Nister, écrivain, exilé au Birobidjan en 1947, emprisonné au 1949, mort en détention en 1950.

[1Services secrets soviétiques, ancêtres du KGB

[2Créé en 1924, et initialement prévu pour s’occuper des affaires militaires, il devient en 1934 l’instance qui jugera des crimes « contre-révolutionnaires » spécifiquement liés aux cadres du Parti. Sur les 1 548 366 victimes des purges staliniennes, le Collège en jugera 44 465, dont 85 % sont condamnées à mort.

[3Locution biblique

[4Sous-titre de l’ouvrage

[5Sur cette bataille mémorielle antisémite, voir Lisa Vapné, « Babi Yar, un mémorial, des mémoriaux », K-larevue.com, 29 septembre 2021.

 
☰ Accès rapide
Retour en haut