Antipatriarcat

Laura Mary (Paye ta truelle) : « On recueille les témoignages de sexisme dans l’archéologie »




Laura Mary est une archéologue belge, créatrice du collectif Paye ta truelle qui lutte contre les discriminations et les violences sexistes et sexuelles en archéologie.

Alternative Libertaire : Pourquoi avoir créé Paye ta truelle ?

Laura Mary : C’est parti d’un constat solitaire quand j’étais en première année de fac. Je me suis rendue compte qu’il n’y avait pas d’initiatives qui existaient dans le milieu archéologique francophone, et parallèlement, comme j’étais identifiée comme « la militante féministe », quand il y avait des problèmes sur les chantiers de fouilles, c’était moi qu’on venait voir. J’essayais d’intervenir à mon échelle, avec une absence totale de moyens et de soutien de la hiérarchie. En deuxième année de thèse, j’ai créé Paye ta truelle parce qu’il y a eu une accumulation d’expériences personnelles qui m’ont fait réaliser que j’étais seule contre tout un système. J’avais besoin de donner à toutes ces personnes des clefs de lecture féministes des situations dans lesquelles elles se trouvaient.

Comme c’est une question systémique qui ne concerne pas que l’archéologie, j’ai contacté Anaïs Bourdet [1] pour se rallier à quelque chose de plus grand. À l’époque il y avait pas mal de Paye « quelque chose » et d’initiatives qui mettaient en évidence le sexisme dans différents domaines. Pour que ça ait du sens, j’ai voulu rattacher mon initiative à tout ce qui se faisait déjà pour montrer que c’est un problème qu’on trouve dans tous les métiers.

Un peu au même moment, Béline Pasquini et Ségolène Vandevelde avaient créé l’association Archéo-éthique et voulaient organiser un colloque sur l’éthique en archéologie. Elles ont contacté la page Facebook de Paye ta truelle pour qu’on crée quelque chose ensemble, et on a pensé à une exposition, « Archéo-sexisme ». Aujourd’hui cette exposition est présente en Belgique, en France, au Québec, en Suisse, mais a aussi été exposée à Londres et à Standford, et sera bientôt traduite en catalan. L’objectif n’est pas pour nous d’aller là-bas, mais que les collectifs sur place s’emparent de ce matériel et en fassent ce qu’ils en veulent en complétant avec leurs propres actions. Au final, à travers cette exposition, des ponts se créent et on construit une solidarité active à l’international.

Au début, Paye ta truelle était juste une plateforme de recueil de témoignages de sexisme en archéologie. Aujourd’hui, l’objectif est de sensibiliser un large public aux discriminations et de valoriser l’archéologie du genre. Dans les gros projets à venir, on a un manuel sur l’archéologie du genre qui devrait sortir courant 2023 aux éditions Fedora. On y parle sexisme, bien sûr, mais aussi racisme, LGBTIphobies et classisme. On espère que ça donnera de la visibilité à ce qui se fait déjà, et que ça incitera à travailler sur ces questions encore délaissées par l’archéologie francophone. Ce manuel, c’est ce que j’aurais aimé avoir quand j’ai commencé mes études.

Paye ta truelle a révélé, comme ailleurs, les gros enjeux d’organisation pour lutter contre les discriminations et violences sexistes et sexuelles (VSS) en archéologie. Quel bilan tirer sur ce front  ?

Les procédures pour les VSS sont toujours quasiment inexistantes. Les victimes sont abandonnées par les institutions et par les personnes qui sont censées les protéger. Aucune université n’a encore mis en place de structure réellement efficace pour encadrer les personnes victimes de VSS, et pareil dans le milieu professionnel de l’archéo. Il n’existe que des procédures informelles ou, pire, des « médiations » d’une violence infinie pour les victimes car non seulement elles se font en présence de leur agresseur, mais elles induisent aussi qu’il s’agit juste d’un petit problème relationnel à régler.

Il y a encore énormément de travail à fournir, on en est aux balbutiements. Mais ce n’est pas un bilan pessimiste. Je savais quand j’ai commencé que ce serait un combat qui me prendrait toute ma vie. Pour l’instant, on met en place les outils, on donne le vocabulaire, on expose les problèmes, et on essaie de former des nouvelles recrues.

Ça ne fait que cinq ans qu’on existe, et même si côté institutionnel tout est encore à faire, Paye ta truelle est aujourd’hui un espace où les victimes peuvent se retrouver et échanger. On a réussi, pour toutes ces personnes, a avoir changé le focus de l’individuel au collectif, à leur faire réaliser qu’elles ne sont pas toutes seules, qu’elles peuvent rejoindre une masse qui a vécu des choses similaires. Et que si on est ensemble, si on crée des solidarités, on peut changer les choses. Plus on est nombreuses à prendre la parole, et plus nos luttes avancent. À cette échelle-là, c’est hyper positif de voir ces changements dans notre entourage professionnel.

L’archéologie est un milieu assez féminisé, mais peu syndiqué. Est-ce que Paye ta truelle et Archéo-éthique peuvent jouer le rôle d’un rapport de force ?

Oui, j’en suis convaincue. On n’essaie pas de créer une équivalence aux syndicats, mais de créer des solidarités entre personnes discriminées, et ensuite de montrer la nécessité de rejoindre des syndicats qui sont déjà en place et ont déjà un rapport de force au sein des institutions. Ils ont beaucoup plus d’impact que nous. Et pour l’instant ça marche bien, parce qu’on arrive à faire le pont entre les questions anticapitalistes et antipatriarcales. Les deux pour moi doivent se rejoindre, sinon ça n’a pas de sens.

Notre objectif c’est aussi d’arriver à faire changer la vision des archéologues sur les syndicats. Les syndicats ne sont pas l’ennemi, au contraire  ! Nos outils servent aussi à se réapproprier et à penser autrement la lutte syndicale au sein de son entreprise. Le public de Paye ta truelle est vraiment large et plutôt jeune, donc ça permet de donner une autre image des syndicats, plus positive. On a bon espoir que quand ces gens se professionnaliseront, ça fera plus sens de rejoindre un syndicat pour protéger leurs intérêts mais aussi les intérêts de la société entière. Et c’est aussi ça qu’on cherche à construire, à recréer du lien entre les histoires personnelles et le collectif.

Et ça marche dans les deux sens  : beaucoup de représentantes syndicaux viennent à nos conférences et nous affichent leur soutien. La lutte contre les oppressions systémiques est à mener aussi à l’intérieur des syndicats, et certains s’en emparent activement, parfois via Paye ta truelle. Ça avance doucement, mais sûrement  !

Propos reccueillis par Audrey (UCL Saint-Denis)

[1Autrice du blog « Paye ta shnek », qui recueille les témoignages de femmes victimes de harcèlement de rue.

 
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