Imaginaires

Utopies De « nul-lieu » au « lieu bon »




En décrivant des lieux inatteignables, les auteures d’utopies ont voulu aiguiser la curiosité et l’imagination : « ah si ces lieux existaient, comme j’aimerais qu’ils soient réels... » Il s’agit d’allumer le désir, celui d’un monde où la vie, la cité, les relations seraient plus douces et plus justes... Il s’agit encore de donner les pistes pour aborder ses côtes.

U-topie, signifie « en nul lieu » (du grec οὐ-τόπος). Un lieu qui n’existe pas ou bien qu’il est impossible de localiser. De l’Utopie de Thomas More (1516) aux écrits des Swift, Cyrano, Casanova, Voltaire du siècle des Lumières, le sens s’infléchit peu à peu, notamment par la prononciation de l’anglais (iou-topia) qui mène à penser qu’on parlerait en fait d’un lieu bon, en grec eu-τόπος ou eu-topie.

A l’arrivée dans ce nulle-part, finalement, les deux significations se rejoignent et se confondent : c’est un paysage, une organisation et des mœurs infiniment désirables qui se donnent à voir au voyageur, qu’un périple harassant, une tempête en mer, ou d’ingénieux calculs ont mené en ce (non-encore) lieu.

Si pour Thomas More, et davantage encore pour François Rabelais, il s’agissait par l’allégorie et la fable de contourner la censure religieuse et politique de leur époque, les siècles suivants feront du récit utopique une manière d’explorer des options politiques, de faire rebondir des thèses de gouvernance, d’organisation sociale, éducative, etc.

Déplacer pour dépasser

Toute la puissance du genre tient au déplacement de ces thèses du terrain de l’essai, à celui de l’imaginaire. Le public est plus large qui sera touché, la méfiance morale est contournée, et surtout l’audace des thèses peut être complètement débridée. On est loin bien sûr d’une propagande de masse. Mais l’imaginaire utopique des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, permet de dépasser l’imaginaire religieux d’une vie bonne dans l’au-delà, conditionnée à une obéissance civile et morale, vers une vie bonne dans le présent, ou dans le proche futur, qu’il est possible de construire par des moyens humains.

Le recours à l’imaginaire implique émotionnellement le lecteur et la lectrice, l’auditeur-trice, il y a projection et le souhaitable devient souhaité. Cette littérature est déjà programmatique, d’abord en diffusant bien plus largement que ne le peut le traité politique d’un Platon, d’un Machiavel, d’un Montaigne. Ensuite, en proposant à ce public plus large, les grandes questions qui agitent les cœurs et les corps : s’émanciper de l’injustice [1], vivre une vie plus confortable à l’écart des guerres et des passions égoïstes, ins­taurer l’égalité absolue [2], mettre la Raison au premier plan devant la superstition (Swift, Voltaire), fabriquer une ville salubre, harmonieuse, propre à héberger l’utopie [3].

En effet, Antoine Hatzenberger [4] observe qu’il y a une « con­vergence des grandes problématiques propres à la réflexion ­utopologique : la question géographique des lieux de l’utopie, la question pragmatique de sa réalisation et la question politique du rapport entre les principes de gouvernement et le bonheur du peuple ».

courtesy of the Folger Shakespeare Library

Concrétiser des utopies

Ainsi, l’utopie ne s’écrit pas seulement pour conjecturer, mais pour se réaliser. Les problématiques citées par Hatzenberger demeureront des constantes jusqu’à Fourier, ou les ZAD.

Il est vrai que la pensée et la praxis religieuse ont déjà montré qu’il était possible de se réunir entre gens de même sensibilité, de même projet, pour créer des communautés expérimentales. Qu’elles soient autorisées par l’église de Rome (ordres monastiques), ou poursuivies comme hérétiques (cathares, vaudois...) ces expériences ont tenté de réaliser concrètement les idéaux de leurs époques (et de leurs paradigmes).

Le XVIIIe siècle « des Lumières » tente lui aussi de réaliser ses utopies, de rendre concrets des principes de vie. Si elles sont encore souvent sous influence religieuse, le caractère émancipateur et politique de ces expériences s’incarne dans ce qu’il faut bien qualifier de sociétés alternatives : Libertalia, la communauté pirate de Madagascar, les Quilombo et autres communautés marronnes au nouveau monde, les phalanstères du siècle suivant.

A bien des égards, et avant qu’elle ne devienne irrémédiablement bourgeoise, la franc-maçonnerie (1717) est un pur produit de cette époque, et se projette comme lieu et pratique de l’égalité, de la tolérance, jusqu’à abriter les plus révolutionnaires des carbonari européens (1830, 1848), ou jusqu’à tenir des barricades de la Commune de Paris...

Les utopies se concrétisent avant tout dans les idées diffusées, mises en pratique à travers la transformation institutionnelle. C’est dans l’organisation de la société que l’idéalisme devient réalité : pas de Babeuf et sa « société des égaux » sans Campanella. Pas d’abolition de l’autocratie sans tous ces rêves d’auto-régulation au moyen de la Raison, de la coopération, du mutuellisme. Le mot de la fin, autant que la genèse du genre reviennent à Thomas More qui a déjà tout posé des conditions. En Utopie, nul dieu n’intervient, nulle magie n’opère, sauf celle de la coopération et de l’accord autour d’un projet de société.

L’imaginaire comme rupture

Plus important, il pose une forme qui permet de rompre d’avec le paradigme ambiant. More ne se contente pas (première partie du livre) de critiquer en creux la société de son temps. Il comprend bien que la critique point par point, idéologique en somme, du système existant, ne permet pas de sortir de celui-ci, ne permet pas que l’esprit s’affranchisse du modèle dominant. Sa deuxième partie propose précisément non seulement de contredire l’idéologie de son époque, mais de la dépasser en proposant autre chose. Le seul moyen est de se placer dans l’imaginaire, pour enflammer nos capacités révolutionnaires.

A l’heure où nous finalisons ce dossier 28 juin), la police a investi la ZAP de Pertuis (voir Alternative libertaire de juin) et tente d’en expulser les utopistes. Est-ce à dire que nos rêves sont vaincus ? La réponse est toujours non, depuis More, Rabelais, Babeuf, Bakounine, Landauer, Goldmann...

Cuervo (UCL Aix en Provence)

[1Louis-Sébastien Mercier, auteur en 1771 du premier récit d’anticipation se passant ailleurs dans le temps : L’An 2440, rêve s’il en fut jamais.

[2Tommaso Campanella, La Cité du Soleil (1613).

[3Stanislas Leszczynski , auteur d’Entretien d’un Européen avec un insulaire du royaume de Dumocala (1752)

[4Antoine Hatzenberger (dir), Utopies des Lumières, Lyon, ENS Editions, 2010.

 
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