Entretien avec trois Emplois-jeunes et surveillants : « On nous prenait pour des gauchistes ! »




Plusieurs mois de lutte, plusieurs semaines de grève contre la précarité, précédemment relatés dans Alternative libertaire n°114 et 115.
Nous revenons sur le mouvement avec trois de ses acteurs : Amel, emploi-jeune à la mairie de Saint-Denis (93), syndiquée CGT, Mathieu, aide-éducateur dans une école primaire de Nanterre (92), syndiqué CNT, et Théo, surveillant dans un collège du XXe arrondissement de Paris, syndiqué SUD.

Alternative libertaire : Vous êtes tous les trois membres du collectif emplois-jeunes/surveillants Île-de-France. Pouvez-vous nous expliquer d’où vient ce collectif et comment il s’inscrit dans le mouvement ?

Amel : En février 2002, le collectif s’est lancé exclusivement avec des emplois-jeunes (EJ), inquiets de l’énorme vague de licenciements qui nous attend à la sortie du « dispositif emplois-jeunes » en 2003. Voyant que l’activité EJ de la CGT déclinait, nous avons décidé d’organiser une assemblée générale avec divers EJ (PTT, municipaux, Éducation nationale) et divers syndicats. L’AG a eu un succès relatif, et a débouché sur l’organisation d’une manif interprofessionnelle régionale le 14 mars 2002 devant Bercy, rassemblant seulement cinquante personnes. La véritable AG fondatrice du collectif, ça a été le 28 mars 2002, lorsque nous avons commencé à programmer des actions dans la durée, jusqu’en septembre. C’est dans cette période que le collectif s’est peuplé d’EJ venus de l’Éducation nationale.

Mathieu : Dans cette période, le collectif s’est rôdé, on a appris beaucoup de choses en se passant des bureaucraties syndicales : à organiser des AG, à mener des actions d’occupation, comme nous l’avons fait vers septembre/octobre, grâce à l’expérience de militants chômeurs.

Amel : On a initié également un réseau national des collectifs d’EJ. On s’est mis en lien avec les EJ corses qui avaient été trois semaines en grève en mars 2002. Le 26 novembre, à la manif nationale des cheminots, on a défilé ensemble. L’AG qui s’est tenue le soir même a été marquée par leur intervention qui a soulevé l’enthousiasme général. Ils disaient : « Nous, on veut bien revenir à la manif de l’Éducation nationale le 8 décembre, mais alors on part en grève reconductible ! »

Théo : Cette manif du 8 décembre a été le véritable déclic. Du côté des surveillants, on avait rencontré le collectif des EJ dans des journées ponctuelles et on s’y est peu à peu agrégé. Le projet gouvernemental d’assistant d’éducation (voir AL n° 115) commençait alors à faire causer chez les pions. Et là, le 8 décembre, d’une part nous avons côtoyé les EJ qui menaient des actions depuis déjà plusieurs mois ; d’autre part nous avons rencontré des pions du Grand Ouest, de la région nantaise, qui eux étaient en grève depuis novembre ! Ça aide ensuite à retourner voir les collègues et à leur dire que si, si, il y a déjà des bahuts qui ont débrayé, et qu’il est temps de s’y mettre.

Mathieu : Le soir du 8 décembre, on a décidé de créer une coordination, qui a permis la rencontre entre le collectif EJ déjà ancien, et la grogne montante des pions. L’enjeu c’était : il faut que la province soit entendue, et il faut que Paris débraye ! Car la région parisienne commençait à accuser un sérieux retard sur un mouvement déjà en cours dans plusieurs départements, parfois avec des grèves très suiviesŠ et dans un silence médiatique total.

Théo : Après les vacances de Noël, nous avons, sur la région parisienne, réussi à faire débrayer plusieurs établissements. À partir de ce moment, il y avait donc des gens disposant de temps pour gérer tout cela, et lancer un appel plus large. Dès début janvier, le collectif a donc distribué un tract appelant à la grève reconductible le 14 janvier.

Amel : Les gros syndicats nous prenaient pour des gauchistes !

Théo : Et pourtant les choses ont basculé lors d’une AG organisée par le SNES ( Le SNES-FSU est le principal syndicat d’enseignant(e)s du second degré. Le SNU-IPP-FSU syndique lui les enseignant(e)s du primaire). le 17 janvier, AG à laquelle nous participions. Une AG qui a rassemblé 250 personnes mais qui, avec la présence du collectif EJ/pions est, de fait, devenue une AG de grévistes, pour les grévistes une AG qui a voté massivement la grève reconductible !

Aujourd’hui, où en est le développement du mouvement ? Comment se structure-t-il ?

Mathieu : Le mouvement se structure autour des personnels en grève, dans les AG souveraines, avec un noyau actif qui fait le lien permanent. Localement, ce ne sont pas forcément des AG d’établissements. Dans l’Est parisien par exemple, il y a une AG pour tout le XXe arrondissement.

Théo : On peut distinguer trois phases : il y a d’abord eu une gestation du mouvement, circonscrit au collectif des emplois-jeunes. La seconde phase, à partir de novembre, a vu l’entrée des pions dans la lutte. La troisième phase, c’est maintenant, avec l’enjeu de reprendre le mouvement malgré la cassure des vacances scolaires. Début février, on était sur le point d’étendre le mouvement en interpro. Dans les chemins de fer par exemple, le collectif a mené une action avec SUD Rail sur la gare de Lyon, à laquelle beaucoup d’EJ de la SNCF de la région Paris-Est ont participé.

Amel : Ce qui nous a permis, jusqu’ici, de nous en sortir malgré le sabotage de certains syndicats et le silence médiatique, ça a été de renouer avec un truc militant de base : un mouvement, ça se construit, en faisant le tour des établissements, en organisant des AG locales, pas en se contentant de balancer des tracts la veille des manifs. Et ce n’est pas toujours facile.

Allez expliquer par exemple à des emplois-jeunes travaillant dans un gros établissement public, avec une culture syndicale propre que, du fait qu’ils sont sous statut privé, ils n’ont pas besoin de préavis pour partir en grève !

Quelle est l’attitude des syndicats face à un mouvement auto-organisé comme celui-ci ?

Mathieu : Le collectif lui-même découle de l’inactivité des gros syndicats, avant toute chose. Depuis la rentrée, le SNES n’a pas appuyé la lutte, il n’a fait qu’organiser des journées d’action exutoires, sans mobiliser. Ils ont été jusqu’à organiser une « semaine d’action » avec une seule journée d’action ! Et encore, sous la pression des pions du Grand Ouest qui étaient partis en grève, soutenus par une intersyndicale. À Toulouse, où la grève durait depuis trois semaines avant Noël, le SNES a simplement appelé à la fin de la grève !

Théo : Il y a eu un véritable sabotage : refus que le collectif vienne dans les intersyndicales, désinformation sur le mouvement du style « dans telle région, il ne se passe rien, ils ont cessé la grèveŠ » ! Et le problème à Paris, contrairement à la province où les militants du SNES ou de la CFDT sont parfois obligés de composer avec la réalité, c’est qu’on a face à nous tous les états-majors syndicaux, les pires bureaucrates, qui n’hésitent pas à nous rentrer dedans ! Leurs interventions lorsqu’ils viennent à nos AG sont parfois sidérantes : « Ici il n’y a que 200 personnes, vous n’êtes donc pas représentatifs, alors que nous, nous avons eu des milliers de voix aux élections professionnellesŠ » Pour la FSU, il n’y a que les gens de la tendance École Émancipée qui sont en phase avec le mouvement, et encore, je parle des « vrais » militants syndicalistes de l’ÉÉ, du « canal-historique », pas des magouilleurs qui siègent à la direction de la FSU. La plupart du temps, nous sommes face à une position attentiste : pas d’appel à la grève reconductible, mais des appels à une journée par-ci par-là. Ce n’est pas Notat en 1995, mais disons que si le SNES s’était fait virer de manif, ça n’aurait pas été illégitime.

Mathieu : De son côté, la CGT, qui est bien implantée dans les lycées pro, s’est positionnée en soutien de la grève depuis le 17 janvier et l’a couverte d’un préavis dans certaines académies. Mais sans s’engager davantage.

Amel : Les syndicats confédérés ont tendance à s’aligner sur le SNES, par prudence. Or il y a un vrai problème : le mouvement des emplois-jeunes, c’est un mouvement interpro, et l’interprofessionnel, les syndicats enseignants n’y comprennent pas grand-chose. D’un autre côté, on pourrait, sur ce plan, attendre plus des syndicats confédérés, comme la CGT. Pourtant il y a un double discours : on se targue d’être « une confédération », on crache sur les SUD qui ne sont pas confédérés, et dans la réalité, on ne voit pas de réponse interpro à la lutte.

Théo : Il n’y a guère de transmission militante vers les jeunes générations via les syndicats bureaucratisés. Pour ces organisations, un précaire, ça n’est pas rentable, que ce soit en terme de cotisation ou de « durée de vie » dans le syndicat. Il n’y a qu’à voir les McDo, les pions, les emplois-jeunes ! L’auto-organisation, c’est la seule voie pour la plupart des jeunes précaires.

Propos recueillis par Guillaume Davranche, le 14 février 2003


LA GRÈVE, LA GRÈVE ET ENCORE LA GRÈVE

Depuis le 26 novembre un mouvement de grève reconductible sans précédent chez les emplois jeunes (EJ) et les surveillant(e)s (MI-SE) s’étend dans la plupart des académies, de la Corse à Paris. Ce mouvement poursuit plusieurs buts. Pour les EJ, il s’agit d’empêcher la mise à la porte des 80 000 d’entre eux tous secteurs confondus, dont 20 000 dans l’Éducation nationale (EN) à la rentrée 2003, d’obtenir leur titularisation sans conditions de concours ou de nationalité, mais aussi de mettre en lumière un plan social phénoménal puisque chaque année et jusqu’en 2006 c’est dans les mêmes proportions que les administrations, les services publics, les associations, etc. se débarrasseront de leurs EJ. Pour les MI-SE il faut obtenir le retrait du projet d’assistant d’éducation qui vise purement et simplement à remplacer le statut d’étudiant(e)-surveillant(e) (statut adapté à la condition d’étudiant(e) qui permet à de nombreux(ses) jeunes issus des classes populaires de continuer leurs études) par un statut précaire, au recrutement régionalisé, au salaire diminué et au temps de travail annualisé.

Ce mouvement combine intelligemment deux niveaux d’expression. C’est d’abord un mouvement interprofessionnel de jeunes salarié(e)s. La convergence de la lutte des EJ et de celle des MI-SE (cf. entretien) permet aujourd’hui à ces jeunes salarié(e)s de relever la tête en refusant ensemble l’avenir de précarité que leur réserve le gouvernement Raffarin, avenir balisé par le précédent gouvernement de « gauche plurielle ». Le mouvement d’une jeunesse qui se revendique populaire et qui sait que perdre sur la titularisation des EJ, que perdre les « pions », c’est laisser libre cours aux fantasmes du patronat qui ne rêve que d’intérim et de flexibilité comme norme salariale. Et c’est aussi un mouvement intercatégoriel qui dans l’EN commence à faire tâche d’huile. Ici et là ce sont des établissements entiers qui débrayent.

La plupart du temps les CPE (conseillers principaux d’éducation) accompagnent le mouvement car ils savent que la régionalisation des statuts s’appliquent d’abord aux catégories les plus faibles et précaires pour très bientôt devenir la norme : en ligne de mire pour le gouvernement, briser les droits sociaux des personnels de l’EN, finir de « dégraisser le mammouth ».

Bref, il reste encore beaucoup à faire et à gagner dans ce mouvement. La date de passage du projet de loi d’assistant d’éducation devant le législatif vers la mi-mars sera sans doute un évènement fortement mobilisateur. La coordination nationale des emplois-jeunes et surveillant(e)s en lutte compte bien d’ici là avoir multiplié les foyers de contestation et élargi la grève. À un plan social de cette ampleur doit répondre une lutte sociale dure et sans compromis, s’appuyant sur la grève reconductible, sur l’auto-organisation des grévistes seul(e)s légitimes à décider de leur lutte, et sur la volonté exceptionnelle d’en découdre des jeunes salarié(e)s.

Théo Rival (AL 93)

 
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