Universités : Demain, des facs cotées en bourse ?




Avidité patronale et ambitions personnelles des « mandarins » de l’Université se combinent pour livrer l’enseignement supérieur à la compétition marchande. Une évolution à l’américaine, orchestrée par l’État et surveillée de près par le Medef.

Dans son numéro de décembre 2003, Actualité économique et sociale, la note mensuelle d’analyse stratégique de l’Union des industries métallurgiques et minières (UIMM), la plus puissante fédération du Medef, s’accordait deux pages de commentaires sur le début de mouvement étudiant de décembre 2003.

"Cette fois-ci encore, Luc Ferry a dû renoncer à ses projets [...]. Force est de constater qu’en reculant face à une contestation minoritaire menée par quelques trublions politisés (les uns proches des milieux anarchistes ou de SUD-Étudiants, les autres appartenant à l’UNEF, proche du PS), les pouvoirs publics ont envoyé à l’opinion un signal négatif sur leur volonté de réforme.

Trois séries de motifs ont servi de prétexte à la protestation que n’a jamais soutenue qu’une faible partie des universités (une douzaine selon le ministère) et dont les défilés se sont rapidement étiolés.

Au mépris de toute vérité, des tracts ont évoqué la hausse des droits d’inscription, l’instauration d’une sélection à l’entrée des universités ou la suppression des diplômes nationaux. [...]
L’autonomie des universités, réclamée par les présidents d’université eux-mêmes, a constitué la deuxième cause. Le projet ministériel a aussitôt été présenté comme une opération de « privatisation », un thème fleurant bon l’altermondialisme. Le texte visait en fait :
 à permettre aux universités d’effectuer leurs arbitrages financiers dans le cadre d’un budget global ;
 à faciliter la signature de conventions de partenariat avec d’autres universités et des collectivités territoriales ;
 à créer des établissements publics de coopération universitaire pour faire face à la concurrence internationale."

Hormis les possibilités de contrôle accru du patronat sur le contenu des enseignements, tout est dit dans cet extrait : de « l’autonomie financière » des universités, synonyme de désengagement de l’État, à la perspective de pénétration du « marché international de l’Éducation », en passant par la connivence des hiérarques de l’Université avec ce programme.

Connivence des hiérarques universitaires

Les présidents d’universités s’imaginent-ils en « décideurs », en capitaines d’industrie du nouveau siècle ? Certains « mandarins », ces gros pontes de l’Université française, rêvent-ils de « passer aux choses sérieuses » en goûtant, eux aussi, aux joies du business ?

En tout cas, au World Education Market [1] (WEM, Marché mondial de l’éducation qui réunit depuis 2000, les « partenaires » du secteur éducatif), on trouve outre l’ensemble des entreprises en quête de profit - allant de la petite start-up à Vivendi Universal Education, en passant par les groupes de consulting, etc. - des représentant(e)s des trois quarts des universités françaises, qui viennent apprendre à prospecter, vendre les formations, rentabiliser les filières, et dégager des profits...

Est-ce une surprise ? Pas vraiment.

Dès 1998 en France est publié le rapport Attali (lire Alternative libertaire n° 66 de juillet-août 1998, « Haro sur le rapport Attila »), auquel avaient participé des personnages aussi sympathiques qu’Édouard Leclerc - PDG des supermarchés du même nom - ou Francis Mer - alors PDG d’Usinor, actuel ministre des Finances. Ce rapport, avec l’alibi de « l’harmonisation européenne » préfigurait l’ensemble des contre-réformes libérales et antisociales qui travaillent actuellement l’Enseignement supérieur. Ce rapport tombait à point puisqu’en 1999 fut lancé le processus dit de Bologne, première grande étape de libéralisation de l’enseignement supérieur à l’échelle européenne, réunissant l’ensemble des ministres de l’Éducation, et dont la dernière réunion en date s’est tenue à Berlin en septembre 2003.

Par ailleurs, dès novembre 1998, les ministres de l’Éducation et des Affaires étrangères, Claude Allègre et Hubert Védrine, créaient l’agence Edufrance, qui vise à positionner la France sur le marché international de l’éducation [2], et qui est à présent coorganisatrice du WEM.

Attaquer les formations pour affaiblir le salariat

Depuis 1998, nous sommes dans un processus d’accélération de la libéralisation de l’enseignement supérieur. Les attaques ne prennent que rarement l’apparence d’une loi, les différents ministres se succédant préférant, tant que c’est possible, des décrets et des modifications administratives, plus difficiles à identifier et à combattre. Les réformes dites ECTS (European Credit Transfert System) et LMD (Licence Master Doctorat, cursus en 3, 5 ou 8 ans), censées s’aligner sur les normes européennes, sont les éléments visibles de l’iceberg (lire Alternative Libertaire n° 102 de décembre 2001 « Contre l’Université entreprise »). Sous prétexte de mobilité et de lisibilité internationale, on met en place des changements profonds qui renforcent la sélection sociale, qui mettent les étudiant(e)s à disposition des entreprises, et qui détruisent le cadre national des diplômes, ce qui est un moyen par ricochet d’affaiblir les conventions collectives qui régissent le monde du travail.

L’harmonisation européenne des diplômes n’est qu’un prétexte. Plutôt que d’établir tout simplement des grilles d’équivalences, pourquoi se lancer dans une si lourde réforme ? C’est bien que l’intérêt est autre... Tant par la limitation des passerelles entre licence, master et doctorat, que par la création de diplômes « professionnalisants » locaux, le gouvernement entend rendre service au patronat en générant un « salariat captif ». Ainsi l’État compte-t-il régler « les questions taboues de la sélection et de l’orientation » selon la note d’analyse de l’UIMM.

L’« orientation » pour le Medef, ce sont ces fameuses filières professionnalisantes formant les jeunes moins sur des « métiers » leur donnant une autonomie sur le marché du travail, que sur des « postes » définis par le patronat local. Un exemple : en septembre 2000, l’université de Rennes-II créait une licence pro, aujourd’hui devenu un master « Français-Breton, mention communication multilingue et multimédia ». Il s’agissait de fournir du personnel à la chaîne de télé bretonnante TV-Breizh, qui se créait simultanément.

Sur 50 personnes formées la première année, 15 ont été embauchées. Que font les autres ? À qui a profité la création de cette filière ?

Écraser la concurrence

Parallèlement à la mise en place des réformes ECTS et LMD, Luc Ferry a tenté, en plein mouvement contre la contre-réforme des retraites, en mai dernier, un passage en force pour une « loi de modernisation » des universités, remise rapidement dans les cartons, le temps cet été d’un petit lifting et de la rebaptiser « loi d’autonomie ». Il s’agit de laisser de plus en plus les universités « se débrouiller » financièrement, au fur et à mesure que l’État coupera les crédits. Pour survivre, il leur faudra trouver de l’argent ailleurs, et se positionner sur un créneau afin d’attirer les investisseurs. On ira donc vers une spécialisation des universités sur certaines filières, au détriment de la pluralité. Il y aura de plus en plus d’une part les universités prestigieuses, qui pourront combiner filières « nobles » (lettres, sciences humaines) et filières « utiles » (commerce, etc.) et d’autre part les universités « utiles » transformées en centre de formation spécialisés par les patronats locaux, et puis il y aura le lot de celles qui péricliteront, car elles n’auront pas su trouver leur place sur le marché. Pour viser « l’excellence » - et ainsi écraser la concurrence -, il est prévu que les universités puissent monter des partenariats, en créant des sortes de consortiums ; on pourrait par exemple pronostiquer un « pôle d’excellence » La Sorbonne-Harvard-Stanford-Tübingen.

Évidemment, pour que les conseils d’administration des universités, où pourront désormais siéger les chefs d’entreprise locaux comme membres de plein droit, puissent mener leur barque, il faut que l’État leur transfère le pouvoir sur les personnels. La « loi d’autonomie » de Ferry s’attaque donc au statut de fonctionnaire des personnels, que ce soit les administratifs, techniciens, ouvriers de service et de santé (Atoss) ou les enseignant(e)s chercheur(se)s. Ce qui nous ramène aux lois de décentralisation de Raffarin, puisque tout se tient.

Précarisation et dégraissage sont en vue. Le Medef peut se frotter les mains.

Boria Laviec
Guillaume Davranche

[1« Le WEM est devenu un rendez-vous incontournable des décideurs, des acheteurs et des responsables de niveau international pour vendre et acheter des produits, des services et des savoir-faire. Les partenaires potentiels, les collaborations intercontinentales, les synergies intersectorielles, sont des mots-clés de l’ambiance du WEM. » Extrait d’une plaquette du WEM, www.wemex.com

[2« Le marché de la formation supérieure est [...] un enjeu de compétition où s’affrontent les États-Unis avec 560 000 étudiants étrangers, le Royaume Uni avec 200 000 étudiants étrangers, la France avec 130 000 étudiants étrangers, notamment. L’enjeu est à la fois culturel, puisqu’il s’agit de la formation des élites des pays étrangers, et économique, puisque ce secteur représente aux États-Unis le quatrième poste d’exportation, rapportant chaque année plus de 7 milliards de dollars. » Fiche de présentation d’Edufrance sur le site web du ministère des Affaires étrangères, www.france.diplomatie.fr

 
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