Histoire

1912 : Entr’aide et Défense sociale : résister à la répression




Entre violence économique et violences policières, le climat de la Ve république ne cesse de se durcir. Le mouvement social peut-il se protéger de façon plus efficace et plus solidaire ? Le Comité de défense sociale et la caisse L’Entr’aide, sous la IIIe République, constituent une expérience à méditer.

Entre violence économique et violences policières, le climat de la Ve république ne cesse de se durcir. Le mouvement social peut-il se protéger de façon plus efficace et plus solidaire ? Le Comité de défense sociale et de la caisse L’Entr’aide, sous la IIIe République, constituent une expérience à méditer.

Août 1908 : le gouvernement Clemenceau espère briser les reins de la CGT. Suite à une vaste grève d’ouvriers carriers, la répression se déchaîne contre une manifestation syndicale à Villeneuve-Saint-Georges. Bilan : 4 morts, 200 blessés, l’ensemble des responsables confédéraux mis sous les verrous ou en fuite à l’étranger [1].

Le secours aux détenus et aux familles des victimes va être en bonne partie coordonné par une structure unitaire : le Comité de défense sociale (CDS).

Fondé en 1903 [2] par un groupe d’anarchistes, le CDS a eu une activité sporadique pendant cinq ans, mais la tuerie de Villeneuve-Saint-Georges a marqué un tournant. En septembre 1908, le comité est refondé par une équipe dynamique et pluraliste [3], dont le moteur va être l’anarchiste René de Marmande. Même si l’élément libertaire domine, diverses sensibilités s’y côtoient désormais : syndicalistes, socialistes, anarchistes, artistes engagés, intellectuels sympathisants de la cause…

Le CDS se donne plusieurs missions :

  • récolter de l’argent pour aider les militants incarcérés et, surtout, les familles des détenus et des victimes, brusquement privées d’un salaire ;
  • faire campagne dans la presse pour créer un courant d’opinion en faveur des inculpés ;
  • faire le lien avec les avocats afin d’assurer une défense cohérente et politique. De 1908 à 1914, le comité va ainsi travailler avec plusieurs avocats socialistes comme Mes Jacques Bonzon, Albert Willm, Ernest Lafont ou Pierre Laval [4].

Le CDS est domicilié au siège de la CGT, impasse de la Grange-aux-Belles, à Paris 10e, mais il se réunit aussi dans d’autres lieux de rendez-vous militants de la capitale, comme le café Jules, à deux pas de la bourse du travail, ou le Restaurant coopératif de la rue de Bretagne, à Paris 3e.

Dossiers susceptibles faire du bruit

René de Marmande (1875-1949)
Issu de la petite noblesse vendéenne, passé dans le camp de la révolution, cet anarchiste jovial et dévoué
va être le moteur du CDS pendant quatre ans, avant de se brouiller avec son équipe.

Passée l’affaire de Villeneuve-Saint-Georges, le CDS poursuit son action et devient, assez vite, un acteur familier du mouvement ouvrier révolutionnaire.

Parmi les nombreux militants obscurs qu’il défend, le CDS n’omet pas de monter en épingle certains dossiers susceptibles de faire du bruit : incarcérés de Villeneuve-Saint-Georges en 1908, victimes de machinations policières (affaire Malato en 1905, affaire Girard-Jacquart, puis affaire Bernard-Constant-Decamp en 1909), syndicalistes frappés pour antimilitarisme (affaire du Sou du soldat, en 1911), soldats mutinés (en 1913 [5]), victimes de la hiérarchie (affaires Amirault en 1910, Péan en 1913) ou du bagne militaire (affaire Aernoult-Rousset en 1910-1912)...

Le plus souvent, sans surprise, seule la presse militante (La Bataille syndicaliste, La Guerre sociale, Le Libertaire, L’Humanité…) répercute les communiqués et les appels à souscription du CDS. Mais il arrive parfois qu’à force d’argumentation et d’imagination, il parvienne à « casser le mur médiatique » et à obtenir le suivi de certaines affaires par de grands quotidiens.

C’est le cas au début de 1909, lorsque Le Matin se décide à couvrir l’affaire Girard-Jacquart. En démontant la machination policière, en obtenant la relaxe de ces deux chauffeurs syndiqués, le CDS démon­tre son sérieux et s’impose comme une référence en matière de lutte contre la répression.

Pour l’amnistie des détenus politiques
Un ouvrier terrassier (la fine fleur
de la combativité ouvrière
à l’époque) interpelle
la République geôlière. Dessin de Paul Poncet dans La Guerre sociale, 12 février 1913.

Procès à spectacle contre biribi

La retentissante affaire Aernoult-Rousset, en 1910-1912, porte l’activité du comité à son apogée. Pour obtenir la vérité sur l’assassinat du soldat Aernoult au bagne militaire (« Biribi »), et sauver son camarade Rousset [6], le CDS utilise une large palette d’actions. Pour commencer, il joue la carte du procès à spectacle.

Une affiche provocatrice appelle à la mutinerie contre les officiers sadiques  Ce sont des bourreaux, vous avez des baïonnettes, servez vous-en ! »). Il s’ensuit un procès relativement médiatisé, où comparaissent les 16 signataires de l’affiche en un échantillon représentatif, encore une fois, des différentes fractions révolutionnaires. Tous sont accusés d’« incitation de militaires à la désobéissance ». En réalité, les débats tournent au procès des monstruosités du bagne militaire, et les 16 inculpés sont acquittés par le jury. Encouragé par ce succès, le CDS organise des meetings monstres auxquels affluent des milliers de personnes. L’affaire culmine avec les obsèques d’Aernoult, dont le cercueil rapatrié en France est suivi par 120.000 manifestants, en février 1912.

Le CDS subit pourtant, à cette époque, une déchirure. Son secrétaire, l’anarchiste syndicaliste Jean-Louis Thuillier, accuse René de Marmande d’indélicatesse financière. Il aurait abusé de la trésorerie du comité durant son enquête en Algérie sur l’affaire Aernoult. Réalité ? Paranoïa ? Règlements de comptes personnels ? Une chose est sûre : les comptes n’ont pas été contrôlés avec toute la rigueur nécessaire, et le déballage de linge sale en public sème quelque trouble.

Mieux contrôler les fonds  : L’Entr’aide

La leçon sera retenue pour la création, en juin 1912, d’un nouvel outil, entièrement dédié à la collecte de fonds pour secourir les détenus politiques et leurs familles, et qui va agir en complémentarité du CDS : la caisse L’Entr’aide. Son nom est une référence à un célèbre livre de Kropotkine [7]. L’Entr’aide est impulsée par une organisation anarchiste, la Fédération révolutionnaire communiste (FRC) avec le concours de ses cercles sympathisants. Afin de garantir la neutralité de sa gestion, la transparence des comptes et l’affectation équitable des subsides, L’Entr’aide est parrainée, dès sa création, par un comité d’une quarantaine de personnalités issues des diverses fractions du mouvement révolutionnaire (fédérations et unions locales CGT, FRC, CDS, journaux La Bataille syndicaliste, La Vie ouvrière, Le Libertaire, Les Temps nouveaux…). Seuls les anarcho-individualistes et les hervéistes [8], alors en plein recentrage, sont tenus à l’écart.

Henri Dret, de la fédération CGT des Cuirs et Peaux, qui a perdu un bras dans la répression de 1908 à Villeneuve-Saint-Georges est désigné secrétaire de la caisse et Édouard Lacourte, de la FRC, trésorier. La commission de contrôle des comptes est composée d’un panel de 7 militants de diverses tendances. Comme le CDS, L’Entr’aide est domiciliée impasse de la Grange-aux-Belles, dans l’immeuble confédéral.

Positionnée à l’intersection des milieux syndicalistes et anarchistes, L’Entr’aide devient une petite institution [9] qui pu­blie régulièrement ses comptes dans la presse ouvrière.

A titre d’exemple, au mois de juin 1913, elle a pu distribuer 537,70 francs à des détenus et à leurs familles [10]. La somme monte à environ 5.000 francs sur un an (juillet 1912-juillet 1913) [11].

Les noms des bénéficiaires ne sont pas divulgués. On s’en remet à l’intégrité des gestionnaires de la caisse, dont le pluralisme garantit un contrôle réciproque. En revanche, suivant une pratique courante à l’époque, les listes de souscripteurs et souscriptrices [12] sont régulièrement publiées. D’une part, chacun peut ainsi vérifier que son obole a bien été enregistrée par la caisse. D’autre part, cela permet de constater qui donne et qui ne donne pas… et de créer ainsi une saine émulation parmi les donateurs, individuels ou groupés.

Dès sa première année d’existence, la caisse va ainsi recevoir des fonds de tous côtés, comme en témoigne une liste de souscripteurs datée de juin 1913.

Contre la loi de trois ans
En 1913, comme l’ensemble du mouvement ouvrier, le Comité de défense sociale fait campagne contre la loi rallongeant le service militaire de deux à trois ans, en préparation de la guerre.

L’Entr’aide et le CDS jouent un rôle important jusqu’en juillet 1914, avant d’être annihilés par la Grande Guerre. Ils seront remis sur pieds durant les hostilités.

Renaissance pendant la Grande Guerre

L’Entr’aide est reconstituée début mai 1917 par Raymond Péricat, ancien secrétaire de la fédération du Bâtiment, qui en fait la caisse de référence de la minorité pacifiste de la CGT [13]. En dix mois, elle suit 18 dossiers de victimes de la répression, et dépense 9.583,55 francs en frais d’avocats, en secours aux détenus, aux expulsés et à leurs familles [14]. Après la guerre, elle élargira son assise en devenant la caisse de solidarité officieuse des syndicats révolutionnaires du bâtiment, du rail et des métaux. C’est ainsi qu’en 1919, L’Entr’aide distribuera au total 22.249 francs aux détenus et à leurs familles [15].

Le CDS, lui, est reconstitué en septembre 1918 par Jean-Louis Thuillier qui lance un appel solennel : entre les ouvriers grévistes, les pacifistes, les syndicalistes, les anarchistes, « 100 des nôtres sont enfermés dans les prisons de la république », écrit-il [16]. Le public est au rendez-vous et, dès son premier meeting d’après-guerre, le 17 novembre 1918, il attire 1.000 auditeurs en faveur des détenus politiques.

L’activité du CDS et de L’Entr’aide déclinera dans les années 1920, en raison de la montée en puissance du PCF, mais ces deux institutions resteront actives jusqu’à la fin des années 1930. Grâce à leur action respective, des manipulations policières auront été déjouées, des détenus auront obtenu le statut politique, des scandales auront été rendus publics, des détenus et des familles de victimes auront reçu un secours financier.

Guillaume Davranche (AL Montreuil)


1909 : LA FUMEUSE AFFAIRE GIRARD-JACQUART

Maurice Girard (1880- ?)
Ce chauffeur d’auto syndiqué et libertaire est, avec son ami Albert Jacquart, victime d’une machination policière. Il sera par la suite militant au CDS.

Cela faisait quelques temps que le commissariat de Paris 17e avait dans le collimateur le restaurant coopératif La Solidarité, ouvert rue Guersant par le syndicat CGT de la Voiture. L’établissement était devenu le ­rendez-vous habituel des cochers et taxis syndiqués et des ouvriers du coin. Pour la police et les restaurateurs voisins, furieux de cette concurrence, La Solidarité n’était rien d’autre qu’un « nid rouge » d’anarchistes.

Or, à l’occasion du 14 juillet 1908, le restaurant a affiché en vitrine un drapeau tricolore portant une inscription antimilitariste. Le prétexte rêvé pour une provocation policière. Le commissaire en personne, ainsi que deux sbires en civil, y ont provoqué une bagarre en voulant arracher le drapeau. Quelques jours plus tard, la police a interpellé plusieurs personnes fréquentant le lieu. Parmi elles, deux libertaires, chauffeurs syndiqués de Levallois-Perret, Maurice Girard et Albert Jacquart, ont été condamnés à trois et deux ans de prison sur la foi de témoignages fabriqués – Girard n’était en effet même pas dans les lieux quand les faits se sont produits !

Le CDS a remué ciel et terre pour démonter la machination, entraînant dans l’affaire la presse libertaire bien sûr, mais aussi L’Humanité, la Ligue des droits de l’homme, le Grand Orient de France, et recevant le soutien d’un grand écrivain très prisé dans les milieux militants, Anatole France. Bientôt, les tribunes de ses meetings se sont ornementées d’éminents intellectuels indignés. Même le quotidien Le Matin a fini par prendre fait et cause pour les deux innocents.

Le CDS, associé au syndicat CGT des cochers et chauffeurs, a ensuite été à l’origine d’une grande première en France : la manifestation motorisée. Le 20 janvier 1909, 25 automobiles ont défilé du quai des Tuileries à la place de la République en passant par la Concorde, la Madeleine et l’Opéra, jetant des paquets de tracts à la volée et exhibant des pancartes « Affaire Girard-­Jacquart – une infamie judiciaire – Deux innocents condamnés ».

Après une guérilla judiciaire, l’affaire se conclura début février 1909 de façon bancale : Girard et Jacquart seront relaxés, mais la police sera blanchie de toute manipulation. Les deux ouvriers deviendront par la suite de fidèles militants du CDS.

G. D.


L’ENTR’AIDE  : UNE LISTE DE SOUSCRIPTEURS

La liste de souscripteurs du mois de juin 1913, publiée par le journal anarchiste rémois La Cravache, donne une idée de l’audience de cette caisse de solidarité. On y relève des dizaines d’individus, et un certain nombre de structures, constituant un petit instantané de la diversité du mouvement ouvrier de l’époque.

Localisés dans toutes les régions de France et en Algérie, on y relève, par ordre d’importance :

  • des coopératives : La Bellevilloise ; La Prolétarienne ; La Lutèce sociale ; L’Égalitaire ; Les Persévérants, à Saint-Denis ; La Ménagère, à Monthermé (Ardennes) ; La Gerbe sociale, à Millau (Aveyron) ; L’Union fontenaysienne ; le Restaurant coopératif de la rue Rampal à Paris ;
  • des syndicats de divers secteurs : Bâtiment, Habillement, Ardoisiers, Mineurs, Verriers, PTT, Cheminots et Timbre-poste ;
  • des unions de syndicats locales ou départementales : Côte-d’Or, Gérardmer, Isère, Bouches-du-Rhône et Perpignan ;
  • des journaux : La Vrille d’Épinal (anarchiste), Le Libertaire, Le Cri d’Alger ;
  • des groupes de la Fédération communiste anarchiste : Nîmes et Troyes ;
  • des bourses du travail : Belfort et Montluçon ;
  • des sections de province du CDS : Dijon et Orange ;
  • une fédération syndicale : les Produits chimiques ;
  • une mutuelle : l’Assurance ouvrière contre l’incendie ;
  • une association culturelle : le Groupe artistique syndical ;
  • une section de Jeunesses syndicalistes : Brest ;
  • une section socialiste : Faches-Thumesnil (Nord).

À cela il faut ajouter le produit de collectes réalisées lors de deux assemblées générales de syndicats, dans deux meetings de la FCA, à la fête de La Bataille syndicaliste ou à celle du Foyer populaire de Belleville. Et quelques anonymes, comme ce « groupe de travailleurs conscients » qui se sont cotisés dans une usine.


[2Lettre du CDS au journal Les Humbles, septembre 1918 (Arch. Ppo BA/882).

[3Les Temps nouveaux, 3 octobre 1908.

[4Ce dernier passera à l’Histoire comme chef du gouvernement de Vichy, en 1940.

[5« 1913 : Débuts de mutineries dans les casernes », Alternative libertaire, mai 2013.

[6« 1910 : “Meure Biribi ! Sauvons Rousset !” », Alternative libertaire, avril 2010.

[7Kropotkine, L’Entr’aide, Hachette, 1906.

[8Les affidés du socialiste révolutionnaire Gustave Hervé, directeur de l’hebdomadaire La Guerre sociale.

[9Elle sera mentionnée dans le rapport financier en vue du congrès CGT de septembre 1914, page XXXII.

[10« L’Entr’aide, bilan de juin 1913 », La Cravache, 26 juillet et 9 août 1913.

[11Rapport au congrès anarchiste d’août 1913, supplément littéraire des Temps nouveaux, 11 octobre 1913.

[12Certains souscripteurs donnent leur vrai nom, d’autres un pseudonyme ou un intitulé fantaisiste.

[14Rapport du Comité de défense syndicaliste, novembre 1917.

[15« L’Entraide : bilan – appel », Le Libertaire du 21 décembre 1919.

[16Lettre du CDS au journal Les Humbles, septembre 1918 (Arch. Ppo BA/882).

 
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