histoire

1936-1939 : les anarchistes français face aux errements de la Révolution espagnole




Le 4 novembre 1936, quatre ministres anarcho-syndicalistes entraient dans le gouvernement de l’État républicain espagnol. Dans l’Espagne en pleine guerre civile et révolution, c’est le coup de tonnerre. Les anarchistes de l’Hexagone, engagés à 100 % dans le soutien à la CNT-FAI, sont abasourdis. L’évaluation de la stratégie à suivre en Espagne va entraîner de violentes polémiques.

Le 19 juillet 1936, l’armée tente un coup d’État contre le gouvernement Front populaire de Madrid. Si ce dernier n’est pas balayé, il ne le doit qu’à l’insurrection de la classe ouvrière qui s’oppose aux fascistes les armes à la main. Dans le chaos qui accompagne les débuts de la guerre civile, des centaines d’usines sont reprises en main par les travailleuses et les travailleurs, de grands domaines agricoles sont collectivisés, et c’est une véritable révolution sociale qui s’opère sous l’impulsion des militantes et des militants de la CNT, la plus puissante centrale anarcho-syndicaliste du monde, avec plus de 1 million d’adhérents.

Dans les semaines qui suivent, en France, c’est le branle-bas de combat. L’Union anarchiste (UA) et son hebdomadaire Le Libertaire, la Fédération anarchiste de langue française (FAF) et son mensuel Terre libre, enfin la CGT syndicaliste révolutionnaire (CGT-SR) et son mensuel Le Combat syndicaliste [1], s’engagent à fond dans le soutien à l’Espagne libertaire en formant pour cela un Comité anarcho-syndicaliste pour la défense et la libération du prolétariat espagnol (CASDLPE). Bientôt des meetings sont organisés partout, des fonds collectés et expédiés à Barcelone, des dizaines de militantes et de militants français partent s’engager sur le front d’Aragon où se battent les milices anarchistes. Les militants communistes libertaires de l’UA, Charles Ridel et Charles Carpentier, vont même y cofonder le Groupe international de la colonne Durruti [2].

Les choses se dégradent à partir de l’automne 1936.

Depuis le début de la guerre, l’État républicain a vu, avec angoisse, la montée d’un pouvoir populaire concurrent du sien : entreprises autogérées, collectivités agraires, municipalités libres, milices antifascistes armées hors de son contrôle. Il n’échappe à personne que l’obsession de l’appareil d’État est moins de combattre les fascistes que de « rétablir l’ordre » sur le territoire républicain. Dès l’été 1936, depuis le front, Charles Ridel écrit dans Le Libertaire : « L’enthousiasme est sans bornes. [...] La seule difficulté, ce sont les atermoiements de la Généralité [de Catalogne], lésinant sur les armes, les hommes et le matériel, freinant, traînant, parfois refusant. Le gouvernement redoute une victoire sur Saragosse [3] qui serait le coup fatal à la sédition militaire. Ce serait ensuite un énergique nettoyage de la Navarre par les troupes confédérales et l’assurance que la CNT verrait son influence devenir prépondérante. » [4]

Face à l’État bourgeois qui sabote des milices jugées aussi dangereuses pour les fascistes que pour lui-même, la CNT-FAI se trouve placée devant un dilemme : soit tenter le putsch, soit faire « profil bas » pour mettre la bourgeoisie (et Paris, et Londres, et Moscou) en confiance, et obtenir des armes. C’est le second choix qui l’emporte. En septembre, la CNT accepte de participer au gouvernement de la Généralité de Catalogne. En novembre, elle entre au gouvernement central, avec quatre ministres. C’est un gouvernement bourgeois, d’« union sacrée » antifasciste, comprenant également 6 socialistes, 2 communistes et 6 républicains centristes de divers partis. Dans le même temps, la CNT accepte la « militarisation » des milices, ce qui revient à placer la force de frappe anarchiste sous l’autorité de l’État.

Dans le mouvement anarchiste international, c’est d’abord l’incrédulité. Ce sera bientôt la consternation. Une consternation qui ira croissant puisque les directions de la CNT et de la FAI, en faisant ce choix politique, accompagneront purement et simplement la liquidation de la révolution par le gouvernement républicain et les staliniens – l’URSS préférant la victoire du fascisme en Espagne au triomphe d’une révolution libertaire. La multiplication des erreurs de la direction cénétiste, la trahison de la base, la mise au pas des contestataires en interne (notamment les Jeunesses libertaires ou la tendance dite des « Amis de Durruti »), la dérive dans une « union sacrée » antifasciste aclassiste, voire carrément ancrée dans le patriotisme, mèneront le mouvement libertaire ibérique à la limite de l’implosion [5].

Rien de tout cela n’est ignoré des anarchistes français qui suivent de très près tous les événements d’Espagne. Mais face au « gouvernementalisme » de la CNT-FAI, les libertaires français vont se diviser.

La principale organisation libertaire française, l’UA, choisit tactiquement de s’interdire toute critique publique et se lance dans un soutien activiste à la CNT-FAI. Dès octobre 1936, répondant à une demande de la CNT qui trouve l’action du CASDLPE trop limitée, elle s’efforce d’élargir le soutien au-delà des rangs libertaires. Bientôt elle impulse le Comité pour l’Espagne libre (CEL), puis la section française de la Solidarité internationale antifasciste (SIA), pilotés par l’infatigable Louis Lecoin. Les deux associations remporteront un succès de masse – 40.000 adhérentes et adhérents à la SIA en 1938 –, et permettront d’assurer une importante aide aux libertaires espagnols, organisant jusqu’à cinq convois de matériel par semaine en direction du front.

Première attitude : activisme humanitaire et autocensure

Pour les besoins de la campagne, Lecoin et l’UA coopèrent avec des forces issues de la gauche syndicale et politique (à l’exclusion, à une exception près, des staliniens) et parviennent ainsi à organiser des meetings de masse : 15.000 auditeurs au Vel’ d’Hiv’ en octobre 1936, 12.000 encore en juin 1937, 10.000 au gymnase Japy en décembre de la même année. C’est la méthode du « carnet d’adresses » chère à Louis Lecoin depuis la campagne en faveur de Sacco et Vanzetti dix ans auparavant, et qui consiste à aligner des signatures prestigieuses au bas de manifestes, ou une brochette de personnalités susceptibles d’attirer des foules dans les meetings. Pour l’Espagne libre, voisineront ainsi des orateurs de l’UA bien sûr mais aussi de la CNT, de la FAI, du POUM, de la Généralité de Catalogne, de la CGT, de la SFIO, et de sa tendance interne Gauche révolutionnaire, de la Ligue des droits de l’homme, etc. La méthode rencontre un succès certain, mais semble parfois passer par-dessus bord le minimum d’éthique et de cohérence politique. Ainsi lorsque le 6 décembre 1936, le stalinien Marcel Cachin est invité à la tribune, cela provoque un concert de protestations dans les rangs libertaires.

En fait, l’activisme humanitaire permet à l’UA d’esquiver les questions politiques brûlantes. Cela ne va d’ailleurs pas sans de forts remous en interne et, au congrès tenu fin octobre 1937, le jeune Charles Ridel, revenu du front d’Aragon, exprime avec fougue ses critiques. Il s’attire une réponse cinglante de Louis Lecoin, qui le traite de « poumiste » [6].

Au bout du compte, le congrès décide que toute critique tendant à affaiblir la solidarité avec la CNT-FAI « est à bannir de nos rangs ». Suite à cela, Ridel démissionne, convaincu que c’est l’ensemble de l’anarchisme qui a besoin d’être révisé.

En réalité, l’UA n’a pas été totalement acritique. Si elle s’est autocensurée en public, elle a fait part de ses vives réserves à plusieurs reprises à la CNT, « entre camarades » [7].

Cette attitude qui se veut vertueuse va cependant nuire à l’UA qui, de plus en plus, va s’enfoncer dans des contradictions insurmontables. Le tout jeune Georges Fontenis, qui commence alors à courir les meetings libertaires, est désagréablement surpris par « les tristes protestations des orateurs médiocres, incapables de répondre clairement aux questions du public, notamment en ce qui concerne la participation à des gouvernements bourgeois des leaders anarchistes espagnols ». [8]

La FAF prend, elle, l’exact contre-pied de la politique de l’UA. Le Libertaire s’autocensure ? Terre libre va se déchaîner. La petite UA ne se sent « pas le droit » de critiquer l’immense CNT ? La minuscule FAF va au contraire revendiquer haut et fort son « droit de critique ». L’UA veut élargir la campagne de soutien ? La FAF ne veut traiter qu’avec des anarchistes pur sucre.

Deuxième attitude : dénonciation outrancière et isolationnisme

Le grand mérite de la FAF aura été de faire connaître en France la contestation interne à la CNT – les Jeunesses libertaires ou la tendance des « Amis de Durruti ». Mais le tandem qui a la haute main sur Terre libre, Voline et André Prudhommeaux, emploie un ton si outrancier, abreuvant d’insultes la direction de la CNT-FAI et l’UA, qu’il indispose de nombreuses et nombreux libertaires, y compris au sein de la FAF. [9]

En réalité, les deux principaux rédacteurs de Terre libre ne sont pas exactement représentatifs de la pensée de la FAF, et tendent à confisquer l’expression de l’organisation. Mais en bons synthésistes, ils observent le primat de la « responsabilité individuelle » sur la « responsabilité collective » : chacun fait ce qu’il veut avec le journal collectif !

Cependant la FAF mélange un peu tout. Elle confond le refus du gouvernementalisme et le refus du frontisme. Si ses critiques de la CNT sont légitimes, son refus de toute coopération avec des non-libertaires pour porter secours aux Espagnols va la conduire à un isolationnisme de plus en plus stérile. En fait, elle a une tendance à mythifier la puissance de l’anarchisme ibérique, et à imaginer que le prolétariat lui est entièrement acquis, ce qui la rend aveugle aux nuances, et sourde aux arguments sur les compromis que la CNT-FAI s’est crue obligée de passer [10].

Début 1939, Paul Lapeyre, qui a pris ses distances, fera un bilan sévère de cette posture. Les attaques incessantes contre la CNT-FAI, la SIA ou l’UA avaient brouillé les priorités, et instauré non pas un état d’esprit combatif, mais au contraire cynique ou résigné. Selon lui, pour cette raison, beaucoup de militants de la FAF et de la CGT-SR avaient jeté l’éponge, convaincus qu’il n’y avait pas de différence entre Franco et l’État républicain [11].

Voilà comment, alors que ses analyses avaient sans doute été les plus justes, l’action de la FAF a été vaine, voire contre-productive.

Troisième attitude : soutien critique

À partir d’octobre 1936, la CGT-SR, à l’instar de la FAF, critique la politique de capitulation de la direction cénétiste, mais elle le fait avec davantage de prudence. La CGT-SR tient en effet à maintenir l’unité de l’Association internationale des travailleurs, l’internationale anarcho-syndicaliste, dont la CNT représente le fer de lance. Loin des articles au vitriol de Prudhommeaux, les articles du Combat syndicaliste, par la plume de Pierre Besnard ou Alexandre Schapiro, emploient le ton du « conseil amical ».

Cependant, les errements de la direction cénétiste et le recul de la révolution en Espagne aggravent les tensions au sein de l’AIT, dont Pierre Besnard est, par ailleurs, secrétaire général. Dans les pages du Combat Syndicaliste, les « conseils » se font de plus en plus pressants et de moins en moins amicaux. Le plénum de l’AIT qui se tient à Paris du 11 au 13 juin 1937 tourne quasiment au procès de la CNT – ce qui déplaît évidemment fortement à la « glorieuse confederación ».

Ni autocensure comme à l’UA, ni outrance stérile comme à la FAF, la CGT-SR semble avoir trouvé la voie d’un « soutien critique » à la Révolution espagnole. Le soutien matériel qu’elle apporte aux Espagnols est pourtant limité par son sectarisme. Comme la FAF, elle veut rester « entre anarchistes ». La CNT a pourtant besoin d’une importante aide matérielle et il est évident que le mouvement anarchiste français (et international) ne peut seul y suffire. D’où l’impulsion de la Solidarité internationale antifasciste (SIA) qui connaîtra un grand succès mais que le secrétariat de la CGT-SR boudera obstinément. Il y a, de ce point de vue, conflit d’intérêt entre la CNT et la CGT-SR : si la CNT a besoin d’aide et se fiche que l’argent collecté soit « réformiste » ou « révolutionnaire », la CGT-SR veut, elle, conserver, en France, une sorte de « monopole anarcho-syndicaliste » sur cette vitrine qu’est la Révolution espagnole.

Finalement, excédée par les critiques sans fin de sa petite sœur française, la CNT finit par taper du poing sur la table. Le 2 septembre 1937, Le Combat syndicaliste publie une réponse pleine de morgue du secrétaire général de la CNT, Mariano Vázquez : « De quel droit nous censure-t-on ? Avec quelle autorité nous parle-t-on de “principes immaculés” ? [...] Seuls peuvent nous parler d’anarchie ceux qui comptent dans leur vie une liste de sacrifices supérieure à celle des anarchistes espagnols [...]. Sachez prendre la responsabilité de vos actes, de vos paroles, de vos attitudes, et ne nous donnez pas l’occasion de vous dire un jour, durement : Taisez-vous, insensés car, en définitive, vous êtes les seuls traîtres à la cause du prolétariat mondial par votre incompréhension et votre sectarisme. » [12]

Pour finir, au congrès extraordinaire de l’AIT en décembre 1937, la CNT reprend l’Internationale en main. Ayant agité la menace de la quitter [13], ce qui l’aurait réduite à néant, les autres sections s’inclinent : une « résolution sur l’autodiscipline » est votée par le congrès, chaque section s’engageant à ne faire aucune critique publique de la CNT espagnole. Dans le même élan, Pierre Besnard est évincé du poste de secrétaire général et remplacé par l’Espagnol Horacio Prieto. L’AIT est « normalisée » et, à partir de janvier 1938, Le Combat syndicaliste se contentera, la mort dans l’âme, de passer les communiqués officiels de la CNT.

Entre les trois organisations libertaires, les polémiques dureront jusqu’à la fin de la guerre, en 1939, avec une amertume d’autant plus forte qu’à partir de la fin 1937, il est évident que la révolution est condamnée, et qu’un redressement de la situation est devenu impossible.

Après 1945, le « gouvernementalisme » sera unanimement et ouvertement condamné par la Fédération anarchiste, dans laquelle s’étaient fondues l’ex-UA et l’ex-FAF [14] , la CNT en exil faisant elle-même majoritairement un bilan très négatif de ses erreurs durant la révolution.

Guillaume Davranche (AL Paris-Sud)

[1Sur ces organisations, lire « Les Anarchistes et le Front populaire », Alternative libertaire, juillet-août 2006.

[2Pour une étude détaillée, lire Antoine Gimenez et les giménologues, Les Fils de la nuit. Souvenirs de la guerre d’Espagne, L’Insomniaque, 2006.

[3Saragosse était un bastion anarcho-syndicaliste, le plus important après Barcelone, tombé entre les mains des fascistes lors du pronunciamiento.

[4Le Libertaire, 2 août 1936.

[5Pour une critique de la politique des directions cénétiste et faïste durant la révolution, lire Miguel Amorós, Durruti dans le labyrinthe, L’Encyclopédie des nuisances, 2006.

[6Témoignage rapporté par Georges Fontenis, 2006.

[7David Berry, An history of the French Anarchist Movement 1917-1945, Greenwood Press, 2002. Lire également l’interview de Nicolas Faucier dans la revue Les Œillets rouges en 1986.

[8Georges Fontenis, Changer le monde. Histoire subversive du mouvement communiste libertaire, éd. Le Coquelicot/Alternative libertaire, 1997.

[9Berry, op. cité.

[10Berry, op. cité.

[11Berry, 2002. Lire également l’interview de Paul Lapeyre dans la revue Les Œillets rouges en 1986.

[12Jérémie Berthuin, La CGT-SR et la Révolution espagnole, Éd. CNT-RP, 2000.

[13Berthuin, op. cité.

[14Cette Fédération anarchiste, dite « de 1945 », est l’ancêtre commun des actuelles FA et AL.

 
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