Culture

Adeline de Lépinay : « C’est un enjeu que l’éducation populaire retrouve un ancrage dans le mouvement social »




La lecture d’Organisons-nous ! d’Adeline de Lépinay nous a donné envie de prolonger ses réflexions en nous entretenant avec elle tant sur son projet d’écriture que sur les questions que posent les mobilisations et mouvements de lutte actuels.

Alternative Libertaire : Comment t’est venue l’idée de cet ouvrage ?

Adeline de Lépinay : Elle m’est venue du besoin d’avoir une réflexivité sur mes pratiques, de lier mes expériences d’éducation populaire, de militantisme et de community organizing, et au-delà d’interroger nos pratiques pour l’émancipation et la transformation sociale.

Je n’ai pas grandi entourée de militantes ni de militants syndicaux ou politiques : la grève et les manifs n’ont à la base rien d’une évidence pour moi. En revanche, je suis pétrie des valeurs de l’éducation populaire qui placent la construction collective de l’émancipation au centre des dynamiques de transformation sociale. Alors que l’éducation populaire et les luttes du mouvement ouvrier étaient autrefois intimement liées, elles sont aujourd’hui nettement séparées. Le milieu de l’éducation populaire a du mal à passer à la lutte concrète, il n’est pas rare qu’il concentre tous ses efforts sur la transformation des personnes et des esprits, qu’il sous-estime la nécessité de transformer matériellement les structures sociales, et qu’ainsi, partant d’une ambition libertaire, il devienne peu à peu très compatible avec les grilles de lectures libérales. Le militantisme quant à lui est un petit milieu, et beaucoup d’organisations révolutionnaires sont dépourvues de base sociale : pour ma part, ayant toujours travaillé dans des toutes petites associations, c’est très tard que j’ai réellement vu un-e syndicaliste de près.

La question de l’ancrage social de la contestation m’obsède, je ne conçois pas qu’une transformation sociale puisse être portée par une minorité, mais je ne pense pas non plus que changer les esprits soit suffisant pour changer la société (c’est nécessaire, mais pas suffisant).

Le community organizing, pratique états-unienne, se caractérise par un corpus de méthodes très stratégisées (voire standardisées) visant à atteindre une certaine efficacité pour mobiliser largement, structurer des organisations puissantes, former des militant-es et développer des stratégies d’action [1] Ces méthodes reprennent directement certains principes issus des démarches d’éducation populaire, et c’est pourquoi, malgré certaines fortes réserves que j’avais, j’ai décidé en 2014 de tenter l’expérience. J’ai donc quitté mon boulot et pratiqué le community organizing pendant deux ans à Aubervilliers en Seine-Saint-Denis.

Cette expérience m’a profondément déstabilisée, mettant à mal mon éthique à la fois professionnelle et militante. Pour tâcher de comprendre, j’ai demandé et obtenu une bourse de recherche qui m’a permis de passer plusieurs mois aux États-Unis, d’y rencontrer des dizaines d’organizers et d’organisations. Il m’est apparu d’une part que ces pratiques sont très diverses, qu’il est impossible de les généraliser, et d’autre part que, au-delà des lourdes critiques qu’il nous faut leur faire, les questions qu’elles (se) posent peuvent nous aider à décaler notre regard et à interroger nos propres pratiques en France.

C’est à ce moment-là que je me suis dit que ce serait bien d’en faire un livre. Car je reste convaincue qu’il nous faut arriver à recréer le lien entre les luttes et les démarches collectives d’éducation populaire : que l’articulation entre pratiques et éthique doit structurer les piliers de l’action collective qui constituent la trame du bouquin : nous regrouper et mobiliser ; définir nos valeurs, notre projet et les diffuser ; nous structurer de manière démocratique ; passer à l’action dans, avec, contre et hors du système.

En écrivant ce livre, il s’agissait aussi pour moi de donner ma vision et mon analyse de l’organizing (qu’il soit syndical ou associatif) : il y a beaucoup de fantasmes en France concernant ces méthodes, qui fondamentalement ne veulent rien dire de plus original que la nécessité de prendre au sérieux le fait de s’organiser pour lutter et transformer la société, mais dont la particularité est de s’être développées dans un contexte profondément libéral. En France, on trouve des enthousiastes qui pensent avoir trouvé là la solution ultime, et de violentes critiques qui trop souvent tombent un peu à côté : j’ai essayé dans le livre de proposer des principes qu’il serait intéressant d’intégrer à nos pratiques, et de dénoncer des choses qui posent vraiment problème.

A qui s’adresse prioritairement Organisons-nous ! ?

Adeline de Lépinay : Je pense que le livre s’adresse prioritairement aux personnes qui souhaitent aujourd’hui agir pour changer le monde mais qui se sentent éloignées des cadres militants traditionnels (syndicats, partis). Les personnes qui disent ne pas voir l’intérêt des manifestations plan-plan où l’on collectionne des tracts qu’on ne lit jamais, qui s’inscrivent à des formulaires en ligne pour participer à l’aube à des actions coup-de-poing et/ou symboliques, qui en ont marre du salariat et son prêtes à galérer pour se construire une vie différente... Des personnes que je croise dans mon milieu professionnel initial (le travail social, l’animation, la politique de la ville, la démocratie locale : des secteurs qui se préoccupent de « mobiliser » et dans lesquels les notions d’empowerment et de développement du pouvoir d’agir [2] sont de plus en plus présentes) ; que je croise dans des cadres militants divers, des gilets jaunes aux collectifs féministes ou antiracistes, en passant par les listes citoyennes [3] ; auxquelles je rend visite dans leurs potagers en permaculture ; que je rencontre parce qu’elles me demandent de leur parler du community organizing ou qu’elles veulent que je les forme aux « outils » de l’éducation populaire (des demandes que j’essaie de transformer avec elles, car entrer par les outils fait courir le risque de la perte du sens politique).



Mais je pense que cet ouvrage peut aussi intéresser les militantes et militants actifs depuis longtemps et investis dans les syndicats ou d’autres organisations « traditionnelles » du mouvement social : s’il ne leur apprendra peut-être pas grand-chose, il aborde les questions militantes avec un angle qui pourra sans doute leur donner quelques idées et envies de choses à tenter. Et surtout parce que je suis convaincue qu’il est urgent que les démarches collectives d’éducation populaire retrouvent la place centrale qu’elles avaient auparavant dans le mouvement ouvrier.

Au-delà, j’espère que ce livre contribuera humblement à limiter le mépris que les formes d’action se portent les unes aux autres, alors qu’elles contribuent toutes, avec des faiblesses certes mais aussi chacune avec leur énergie propre, à construire la possibilité d’une transformation sociale radicale.

En quoi des mouvements comme #MeToo, Nuit debout, les gilets jaunes ou encore le mouvement climat contribuent-ils à nourrir et à renouveler l’action collective et le projet d’émancipation ?

Adeline de Lépinay : Ces mouvements constituent quelques unes des formes qu’ont pris ces dernières années la contestation et l’agitation sociale. Ils sont puissants et sont le cadre d’une importante libération de la parole, de la pensée contestataire et du passage à l’action collective pour des personnes pour lesquelles tout cela est assez neuf. Ils prennent des formes non conventionnelles, souvent très centrées sur une « horizontalité » souhaitée, s’appropriant parfois des principes issus des démarches de l’éducation populaire. Souvent, ils rejettent les organisations qui portaient jusque-là les revendications des classes populaires (syndicats, partis), et, parfois, ils courent le risque d’être facilement récupérables par le néolibéralisme qu’ils prétendent pourtant combattre. Ces mouvements posent la question de la stratégie d’action et diffusent une énergie nouvelle pour la lutte.

L’enjeu est beaucoup aujourd’hui de réussir à mobiliser largement et à développer l’auto-organisation de l’action collective. En quoi l’éducation populaire et l’organizing apportent quelque chose en la matière selon toi ?

Adeline de Lépinay : L’éducation populaire et l’organizing ont en commun de faire une nette différence entre d’une part l’ambition de diffuser nos idées et nos analyses, qui revient à se mettre dans une posture de conviction et d’argumentation, et d’autre part celle de mobiliser autour de nous, qui exige d’avoir une posture d’écoute et d’agitation. Dans ce deuxième cas, il est nécessaire de nous décentrer de nos propres opinions et réalités, pour aller nous intéresser aux gens, à leurs situations, leurs préoccupations, leurs questionnements, leurs colères, leurs rêves. La posture de mobilisation ne consiste pas à parler aux gens, mais à parler avec les gens, et pour cela on ne peut se contenter d’écrire des analyses et de les inviter à assister à nos réunions-débats : il nous faut aller discuter avec eux là où ils sont, en porte-à-porte, là où ils travaillent (sur les chantiers, les ateliers, partout...), devant les écoles, sur les quais de gare, non pas pour déballer un discours tout fait, mais pour rechercher avec eux quels seraient leurs propres ressorts pour passer à l’action.

Par ailleurs, l’organizing est intéressant dans son objectif principal d’organiser la mobilisation. C’est ainsi qu’il entend se différencier radicalement de l’activisme : alors qu’une un un activiste agit directement par lui-même (aller aux réunions, aux manifestations, aux actions…), une ou un organizer se donne comme ambition de faire en sorte que le plus de personnes possible s’impliquent dans ces activités militantes et créent entre elles des liens qui prolongeront au-delà leur action commune. L’organizing se différencie également du mobilizing, qui consiste à mobiliser ponctuellement des personnes autour d’une cause décidée par en-haut : il veut partir des préoccupations des gens et construire à partir de cela des organisations durables. La grande question de l’organizing est « What’s next ? » (Et après ?) : « Très bien, il y avait beaucoup de monde à cette action, mais qu’est-ce que cela change pour la suite, qu’est-ce que cela a construit ? »

Répression et violence d’état constituent un obstacle majeur à l’action collective, même si ce n’est pas le seul. L’action non violente est-elle la solution dans le contexte actuel ? Comment l’organizing se saisit-il de cette question ? Cette dernière fait-elle aussi débat dans les mouvements qui se réclament de l’éducation populaire ?

Adeline de Lépinay : Aujourd’hui, beaucoup de mouvements posent la question des répertoires d’action, et de plus en plus choisissent de recourir à des « actions de désobéissance civile ». S’il s’agit souvent plus d’actions symboliques que d’actions directes, elles se disent « de désobéissance » car elles assument poser la légitimité de l’action au-dessus de la loi. Visant à dénoncer des situations illégitimes (pour les actions symboliques désobéissantes, comme le badigeonnage avec du liquide noir du siège de Bayer-Monsanto) voire à les contourner (pour les actions directes désobéissantes, comme les personnes qui s’exposent au délit de solidarité), elles procèdent généralement par la non-violence stratégique car il est nécessaire à leur réussite qu’elles apparaissent comme légitimes aux yeux de l’opinion publique. Si certaines organisations ont une position dogmatique sur la non-violence (c’est notamment le cas d’Action non violente-Cop21, émanation d’Alternatiba dédiée à l’action), la plupart de celles qui recourent à des actions de désobéissance civile assument le fait que l’État utilise la violence pour contrer la contestation, et qu’on ne peut exclure d’avoir à s’en défendre voire à y répondre.

La fin est dans les moyens ; le fond est dans la forme et la forme détermine le fond : on ne peut pas considérer la violence comme une arme souhaitable, et l’action de petits groupes insurrectionnels ne saurait produire les mêmes résultats en termes de transformation sociale que celle de grands groupes populaires. Mais si, comme l’écrivait en 1972 Saul Alinsky, le confus personnage qui a développé les pratiques de community organizing à partir de la fin des années 1930 [4], « il est stupide de dire que le pouvoir est au bout du fusil quand c’est le camp adverse qui tient les mitraillettes », il est probablement tout aussi stupide de nier qu’il est nécessaire de nous donner les moyens d’organiser notre autodéfense, d’être capables de résister collectivement aux attaques, à la répression, à la criminalisation.

Comment expliques-tu qu’en France la dimension politique de l’éducation populaire se mêle assez rarement à sa dimension sociale contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays ?

Adeline de Lépinay : Il y a différentes traditions d’éducation populaire en France.
Une première tradition nous vient de la Révolution française, portée par une certaine bourgeoisie éclairée dans le contexte des Lumières : elle veut « éduquer le peuple » au moment où il (enfin, les hommes…) accède au droit de vote. Une deuxième tradition est liée au christianisme social et aux mouvement des prêtres ouvriers qui veulent lutter activement contre la misère et que l’on peut rapprocher des pratiques liées à la théologie de la libération en Amérique du sud. Et une troisième tradition ancrée dans le mouvement ouvrier, qui a donné lieu au foisonnement de réunions publiques qui ont contribué au déclenchement de la Commune de Paris en 1871, et qui s’est épanouie dans les Bourses du travail de l’anarchiste Fernand Pelloutier avant que celles-ci ne fusionnent avec la Fédération nationale des syndicats pour créer la CGT en 1902.

Au cours de la seconde partie du XXe siècle, le mouvement ouvrier a délaissé son activité formelle d’éducation populaire tandis que les associations portant cette ambition se sont peu à peu institutionnalisées à coup de subventions, de contraintes de fonctionnement liées à l’embauche de salarié-es et à la gestion de salles. Parallèlement, la tendance bourgeoise de l’éducation populaire a continué avec l’ambition pensée de l’extérieur d’éduquer le peuple : ce sont par exemple les universités populaires à la sauce de Michel Onfray, qui, en encourageant le fait de s’en remettre aux experts et aux intellectuels pour penser le monde et nos situations, ne remettent pas en cause le fait de s’en remettre aux « grands hommes » pour le transformer.

L’éducation populaire ancrée dans le mouvement social existe évidemment, mais elle n’est le plus souvent pas pensée et nommée comme telle. Or c’est un enjeu qu’elle le redevienne, car il nous faut assumer la nécessité de prendre collectivement le temps de travailler les tensions qui apparaissent forcément dès lors qu’on agit, de débattre, de partager nos expériences et nos savoirs, d’aller nous nourrir d’autres expériences et d’autres savoirs, pour pouvoir décider ensemble de nos objectifs et de nos modes d’action, et pour les mettre en œuvre afin de construire notre émancipation collective et la transformation sociale [5].

Propos recueillis le 19 janvier 2020 par Laurent Esquerre (UCL Aveyron)

[1Le community organizing est présenté de façon détaillée et analysée dans Organisons-nous ! Manuel critique. On peut en avoir quelques aperçus en lisant des articles écrits par l’autrice pour le journal d’Alternative libertaire au fil de son expérimentation de ces méthodes (l’analyse de celles-ci n’étant alors pas aussi aboutie qu’elle l’est dans le bouquin) :
« Le community organizing décortiqué », Alternative libertaire, février 2016.
« Community organizing : libertaire ou néolibéral ? », Alternative libertaire, juin 2016.
« États-Unis : organiser les précaires », Alternative libertaire, juin 2016.

[2L’empowerment est une démarche qui consiste à développer individuellement et collectivement d’une part sa puissance, sa capacité à, son pouvoir de, et d’autre part son pouvoir dans la société, son pouvoir sur ce qui nous entoure, tout cela dans le but de lutter contre sa situation dominée et de transformer les rapports sociaux. C’est une démarche qui s’oppose au paternalisme subi et qui consiste à prendre en main collectivement notre propre émancipation. En cela, elle est à différencier de ce qu’on qualifie en France de « développement du pouvoir d’agir », lequel est le plus souvent pensé pour d’autres dans une démarche de travail social engagé.
Dans les années 1990, le concept d’empowerment a commencé à être dévoyé quand des institutions internationales libérales (ONU, Banque mondiale, FMI) l’ont intégré à leurs préconisations. Ce faisant, elles ont transformé ce qui était une démarche libératrice autoconstituée en une injonction libérale à l’autonomie, laquelle n’intègre aucunement l’exigence d’une transformation institutionnelle ou structurelle de la société : par un impitoyable glissement sémantique, les mots d’ordre « Ne me libère pas, je m’en charge » ou « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », sont devenus « Prenez-vous donc en main : quand on veut, on peut ». Lire dans les archives du journal Alternative libertaire la présentation du livre « L’empowerment, une pratique émancipatrice », Alternative libertaire, avril 2014

[4Lire « Alinsky, mythes et réalités », par Clément Petitjean, publié sur Contretemps, janvier 2018. « Alinsky, pourquoi il faut le connaître, puis l’oublier », par Jean-Michel Knutsen, publié sur le site de Organisez-vous !, février 2019. Ainsi que « Quelles règles pour les radicaux ? Plongée critique dans Rules for Radicals de Saul Alinsky », une brochure publiée aux éditions Le Poing.

[5On pourra par exemple s’intéresser aux pratiques de l’organisation de radical organizing City Life/Vida Urbana à Boston : une assemblée de cette organisation est décrite dans Les Pédagogies critiques, dir. Laurence De Cock et Irène Pereira, Agone, 2019, dans le chapitre sur l’éducation populaire écrit par l’autrice. Cet ouvrage a été chroniqué dans Alternative libertaire de mai 2019.

 
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