Education : Inégalités sociales et plan Fillon




À l’heure de la énième réforme, toujours plus libérale, de l’éducation, il est des données qu’il semble indispensable de rappeler, celles des inégalités sociales face au système scolaire passées sous silence dans le débat actuel. Un travail essentiel pour combattre le caractère de classe de l’école en vue de la transformer.

N’en déplaise aux vieux passéistes grincheux, non, le niveau moyen scolaire ne baisse pas ; il ne cesse même de s’élever massivement depuis le début du siècle où 56 % des hommes actifs et 75 % de femmes actives ne savaient pas écrire.

Mais n’en déplaise aux glorificateurs de l’école de Jules Ferry, qui sont souvent les mêmes, le fossé entre les élèves d’origines sociales différentes ne cesse de s’accroître depuis les trente dernières années suivant en cela le mouvement général de la société.

Si aujourd’hui 63 % d’une classe d’âge obtient un baccalauréat, (contre 20 % dans les années 70) la part des bacheliers de l’enseignement général s’est restreinte de 37,2 % en 1995 à 32,5 % en 2001 et le nombre de titulaires des baccalauréats technologiques (18 %) et professionnels (11 %) ne cesse de croître.

Les libéraux mettent ces 63 % de réussite au bac en rapport avec l’objectif de 80 % de réussite au bac consigné dans la loi d’orientation de 1989 sur l’école pour stigmatiser l’école publique et donner crédit à leur « projet » d’école qui mêle autoritarisme et privatisation.

Des élèves plus égaux… que d’autres

Nous rappellerons que cet objectif de 80 % a pourtant bel et bien été dépassé par… les enfants d’enseignant(e)s chez lesquels le taux de réussite au bac atteint 82 %. Le problème déterminant est donc bien l’absence de soutien important pour les élèves des classes populaires en difficultés scolaires. Car tout le monde ne bénéficie pas des mêmes soutiens (parents, ami(e)s, enseignant(e)s).

Ce n’est nullement un problème de parents démissionnaires comme l’affirment tous nos grands prêtres libéraux pour lesquels la stigmatisation fait office d’analyse politique. La vérité, c’est que les familles aisées arrivent mieux à se mobiliser, à soutenir leurs enfants en difficulté scolaire.

Sous couvert de chiffres ronflants sur la pseudo-démocratisation de l’accès au baccalauréat, c’est une sélection accrue qui s’opère, mais à un niveau plus haut qu’auparavant.

L’entrée dans les grandes écoles des enfants des classes populaires (agriculteurs, ouvriers, employés, artisans et petits commerçants) est passée de 29 % en 1950 à 9 % à la fin des années 80.

L’explosion du nombre des étudiant(e)s entre 1980 (1,2 millions) et 1995 (2,1 millions) n’a pas accru l’égalité entre eux. En 2001, les enfants de cadres supérieurs ont 7 ou 8 fois plus de chance de se retrouver en doctorat que les enfants d’ouvrier(e)s.

Au niveau du Deug, les enfants d’ouvrier(e)s représentent 13,2 %, ceux de cadres supérieurs 30,8 % ; au niveau licence/maîtrise, ils représentent 10,1 % contre 34,7 % et au niveau DEA/DESS/Doctorat, ils ne sont plus que 4,8 % contre 36 % d’enfants de cadres.

La massification de la scolarisation jusqu’à seize ans n’a pas rimé avec démocratisation. Le collège unique mis en place dans les années 70 n’a jamais eu les moyens de ses objectifs et on a « traîné » des élèves en difficulté jusqu’à la fin de leur scolarité sans leur apporter l’aide dont ils avaient besoin. Quant aux ZEP, aux moyens supplémentaires limités, elles ont tout au plus « absorbé » l’explosion du chômage et de la crise sociale sans être capable de donner plus à ceux qui avaient le moins. Chaque année, 100 000 jeunes (13 % des élèves) sortent du système scolaire sans qualification et 11,6 % des jeunes qui accomplissent les journées de préparation à la défense nationale ont des difficultés de lecture dans leur vie quotidienne.

Sur cet état de fait, la réforme ne dit mot mais répond par des objectifs en baisse et un « kit de survie » scolaire. Pourtant, là, tout de suite, une opportunité sans pareil est offerte - parmi d’autres - pour réduire les inégalités à l’école à moyens constants. Le ministère de l’Éducation nationale s’apprête à ne pas remplacer tous les départs des enseignant(e)s à la retraite entre 2004 et 2010 dont le nombre s’élèverait à 103 800. Pourtant le Haut conseil de l’évaluation de l’école a publié ses constats : une baisse importante des effectifs profite aux élèves les plus défavorisés et les statistiques nationales annoncent une baisse du nombre d’élèves dans le 2d degré de 247 000 entre 2001 et 2010 ! Faites le compte !

Haros sur les enseignant(e)s

Ce qui est actuellement à l’ordre du jour ce sont les réductions d’effectifs chez les enseignant(e)s comme chez les personnels non enseignants de l’Éducation nationale et une pression hiérarchique de plus en plus forte sur eux : mise en place de super-directeurs-chefs-d’établissements (EPEP) dans le 1er degré (écoles) (cousins proches des maîtres-directeurs que voulait instituer Monory en 1987), de Conseils pédagogiques dans le 2d degré (collèges, lycées) pour restreindre la liberté pédagogique des enseignants, formation continue en dehors des obligations de service, remplacement des absent(e)s par les collègues en charge de classe, en sus des heures normales (déjà inscrit dans la « Charte pour bâtir l’école du XXIe siècle » de C. Allègre). Avec de surcroît la multiplication des postes à profil et l’individualisation des carrières institue un système basé sur la méritocratie.

Notre propos n’est pas de revendiquer simplement plus de moyens en pensant obtenir ainsi mécaniquement une plus forte réussite scolaire. Une telle revendication doit s’articuler avec un projet d’école égalitaire et émancipateur.

Lutter pour une école plus égalitaire, c’est lutter avec énergie pour réduire les effectifs scolaires.

Encore faut-il s’entendre sur ce que réduction des effectifs veut dire. Les études les plus sérieuses montrent que le passage d’effectifs de 30 élèves à 25 ou de 25 à 20 selon les cycles d’étude n’a pas de grande incidence sur la réussite scolaire. Nico Hirtt a en revanche démontré, en se fondant sur des enquêtes menées sur deux décennies, que les élèves de petites classes surpassaient les élèves des classes normales et des classes avec aide, et ce dans toutes les zones géographiques et dans toutes les années d’étude.

Par petite classe, il parle d’effectifs qui se situent entre 13 et 17 élèves. Il souligne l’importance d’adopter ce niveau d’effectif dès l’école maternelle [1].

Il met en évidence le fait que ce sont les classes populaires qui bénéficient le plus de ces conditions d’étude.

Liberté, égalité, fraternité pour quelques un(e)s

L’école républicaine a pris le tournant de la massification dans les années 60, mais celui-ci se caractérise par une reproduction continue et délibérée des inégalités sociales. La raison en est que la massification s’est opérée sur le principe d’égalité des chances, principe libéral qui vise à permettre une plus grande mobilité sociale au sein d’un système profondément élitiste.

Le tournant proposé par la loi Fillon consiste en une plus grande adéquation entre l’école et l’idéologie libérale dans sa version la plus dure. Elle est de ce fait le relais de l’AGCS (Accord général sur le commerce et les services) signé par les États membres de l’OMC qui vise à ouvrir les marchés de l’éducation, la santé, etc. et s’appuie sur les décisions issues du sommet des chefs d’États européens en mars 2000 à Lisbonne. Le projet Fillon se veut la version édulcorée du rapport Thélot, inspiré directement par la conception de marchandisation de l’école et où réapparaissait nombre de propositions qui ont émaillé les rapports commandés par les gouvernements de droite comme de gauche depuis ces vingt-cinq dernières années.

Les deux concepts maîtres de cette philosophie sont l’individualisation des problèmes et la stigmatisation des jeunes en difficultés issus des classes populaires.

Parlons d’abord des constats. À l’instar des sociologues et autres journalistes de marché, nos politiciens de droite comme de gauche qualifient le plus souvent les jeunes en décrochage scolaires de jeunes exclu(e)s.

Un terme qui n’est pas innocent dans la mesure où il s’agit de privilégier la représentation de personnes et non de classes sociales. Ils nous parlent d’individus, de jeunes précarisés, car il s’agit d’éviter toute identification collective.

Il n’est donc pas/plus question de s’interroger sur le fond du problème qui est la réussite scolaire des jeunes et plus particulièrement de ceux des classes populaires qui cumulent les difficultés. Nous sommes donc bien dans un changement de perspective et de problématique. Il s’agit de faire porter la responsabilité sur ces élèves, leurs parents supposés démissionnaires (voir plus haut) ou les enseignant(e)s. Il est pourtant clair que cette stratégie vise à masquer les enjeux de classe à l’école.

L’élève-client

L’individualisation des problèmes et la stigmatisation des jeunes en échec scolaire conduisent aujourd’hui Fillon à préconiser le contrat de réussite scolaire, clef de voûte de la future loi d’orientation.

Ce contrat sera passé entre l’État, l’élève et les parents. Et l’État n’aidera que les élèves qui s’engageront à travailler en respect du contrat passé.

Il s’agit de distinguer les élèves scolarisables de ceux qui ne le sont pas. De même que les patrons jugent les travailleu(ses)rs non qualifié(e)s à partir du critère d’employabilité fondé sur leur capacité à se soumettre à des conditions de travail et de rémunération de plus en plus extrêmes.

Ce projet est la déclinaison scolaire de la « refondation sociale » du Medef qui vise à abolir le droit dans toutes les sphères de la société afin de lui substituer des contrats.

Comme pour les travailleuses et travailleurs, il s’agit de priver les élèves et leurs parents de tout droit et l’État bourgeois de toute responsabilité dans la reproduction des inégalités scolaires et sociales.

Il s’agit donc bien de créer un nouveau sujet : l’élève-client.

Pour parvenir à leurs fins, Medef et droite comptent sur l’apathie et la soumission du milieu enseignant, des élèves et de leurs parents. Pour semer la confusion dans les esprits et convaincre à défaut de persuader, Fillon entend jouer sur la corde de la division et de la stigmatisation.
Les enseignant(e)s (de même que les personnels non enseignants) ne parviendront pas à se remobiliser massivement s’ils/elles se contentent de contester le plan Fillon.

Face à des attaques qui les rendent responsables de presque tous les maux de l’école, il est important qu’ils/elles se mobilisent en débattant à partir de leur pratique.

Les patrons, politicards et autres journalistes de marché sont très à l’aise pour faire de grands discours sur l’école. En revanche, ces grands pourfendeurs de fonctionnaires, qui ne voient en eux/elles que des parasites et des charges pour la collectivité, ne font pas le poids lorsqu’il s’agit de parler concrètement des pratiques de l’enseignement.

Car en effet, il n’est pas donné au premier venu de transmettre des connaissances mais aussi le goût du savoir et de la liberté à 25 ou 30 élèves.

Le premier travail des révolutionnaires est donc de mettre en évidence le caractère mystificateur et réactionnaire de ce discours qui vise à masquer les contradictions de classe et diviser davantage les jeunes en misant sur les réactions consuméristes de leurs parents. Il faut rappeler que c’est une société de plus en plus inégalitaire, modelée par un capitalisme et visant à accroître les écarts de richesses qui rend impossible une plus grande réussite scolaire. Cela signifie que nous devons mettre en cause clairement les responsabilités de l’État dans la situation actuelle.

La dualité public-privé à la base des inégalités

Pour cela il est nécessaire de s’attaquer à la dualisation de l’école entre secteur public et privé.

Les aides versées à l’école privée sont croissantes. Non seulement les écoles privées sous contrat avec l’Éducation nationale emploient des enseignant(e)s formés et payés par l’État et n’ont à se soucier que de leurs frais de fonctionnement courants. Mais en plus de cela, elles reçoivent des aides des collectivités locales. Le marché de l’école est du reste en pleine expansion et la décentralisation à la sauce libérale permet d’accroître la manne des aides aux écoles comme aux établissements supérieurs du secteur privé.

Toute critique qui refuse de remettre en cause cette dualisation fondamentale de l’école et de revendiquer la totalité des aides publiques à l’école publique s’interdit de penser et construire une alternative au modèle actuel.

De la même façon, on ne peut faire abstraction « des différences lourdes de moyens accordés suivant les régions et suivant les établissements, qui privilégient systématiquement les catégories sociales favorisées ». [2]. Que l’on compare les moyens des écoles du XXe avec ceux du VIIe arrondissement de Paris. Pour ne rien dire des différences de coût de scolarité pour un étudiant de fac et un étudiant en préparation aux concours des grandes écoles ou faisant partie de ces mêmes grandes écoles.

Autre question tabou, celle de la gratuité de l’école. Alors que l’école est de plus en plus chère (achats de fournitures, de livres…), on ne peut pas faire comme si ce problème était étranger à la réussite scolaire.

Mais bien sûr il ne faut pas s’en tenir là. Parce que nous voulons changer l’école pour changer le monde et réciproquement il s’agit de ne pas limiter notre réflexion et nos revendications à la question essentielle des moyens.

Il est important de ne pas laisser aux libéraux le monopole du débat sur les contenus et missions de l’enseignement (méthodes d’enseignement, développement personnel, critique).

Autre aspect également essentiel, celui des droits politiques et sociaux des personnels qui concernent non seulement leur expression, mais aussi les règlements et la vie scolaire.

Toutes ces questions n’ont de sens que dans une réflexion globale sur l’école visant à remettre en cause les rapports sociaux de production et le système de domination capitaliste.

Le projet de loi d’orientation devrait être adopté au printemps 2005, mais n’en doutons pas, il fera l’objet d’amendements le durcissant encore de la part des députés de la majorité gouvernementale. Il est important qu’un maximum de débats se tiennent dans l’esprit d’informer enseignant(e)s, parents et élèves de ce qui les attend mais aussi afin de les mobiliser pour son retrait. Le projet de loi d’orientation de Fillon n’est pas qu’un amendement marginal à la loi d’orientation de 1989. Il vise bien à aggraver le caractère de classe de l’école et à transformer celle-ci en un véritable marché du savoir accessible aux plus riches et promettant de servir d’ascenseur social à celles et ceux qui abdiqueront leur sens critique pour devenir les consommateurs/trices aveugles d’un savoir de plus en plus fonctionnel. Mais il n’y aura pas de remobilisation possible sans ce travail de conscientisation qui vise aussi à donner du sens et donc à se battre pour uné école égalitaire et émancipatrice.

Chloé (AL 93)
Laurent Esquerre (AL Paris-Est)


Sources :

  • Ministère de l’éducation nationale.
  • « Les recherches sur la réduction de la taille des classes », D. Meuret, janvier 2001 établi à la demande du Haut conseil de l’évaluation de l’école.
  • Revue française de sociologie XXXVI-3. juil/sept 95.

[1On peut se procurer les travaux de Nico Hirtt notamment sur le site de l’Appel pour une école démocratique (APED)

[2cf. Alain Bihr, Roland Pfefferkorn, Déchiffrer les inégalités, Syros, 1999

 
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