Culture

Lire : Jean-Patrick Manchette, « L’Affaire N’Gustro »




Auteur mythique, Jean-Patrick Manchette (1942-1995) est considéré comme un des initiateurs, dans les années 1970, du « néopolar » français.

Dans le contexte de l’après-Mai 68 et du néo­colonialisme florissant, il s’agissait d’injecter une bonne dose de rouge dans le roman noir, subvertissant ce genre populaire à coup de critique politique et sociale, en sortant les cadavres des placards de l’histoire de France.
Plusieurs auteurs se sont fait un nom dans cet exercice – Jean Vautrin, Frédéric H. Fajardie, Thierry Jonquet, Didier Daeninckx… Parmi eux, Jean-Patrick Manchette fut un des meilleurs, avec des titres décapants comme Nada (1972, sur un groupe anarchiste dont la tentative d’action terroriste vire au drame), Le Petit Bleu de la côte ouest (1976) ou La Position du tireur couché (1981). Plusieurs ont été adaptés en bande dessinée (notamment par Tardi) ou portés à l’écran (par Chabrol, Boisset, Deray...).

En juillet, Gallimard a réédité un de ses premiers romans dans la Série noire, L’Affaire N’Gustro, publié en 1971. Manchette s’y inspirait de l’affaire Ben Barka, cet opposant de gauche au roi du Maroc qui, en 1965, avait été enlevé à Paris, torturé et assassiné très vraisemblablement par le général Mohamed Oufkir, avec l’assentiment des services de renseignement français.

L’un des protagonistes de l’enlèvement avait été un personnage interlope, Georges Figon, dont la vanité fut manipulée pour attirer Ben Barka dans un piège, et qu’on retrouva deux mois plus tard « suicidé de trois balles mortelles dans la tête » comme l’avait titré Le Canard enchaîné.

L’Affaire N’Gustro reprend la trame de ce sombre épisode, en construisant sa narration autour du personnage d’Henri Butron, alter-ego du triste Georges Figon. Et c’est magistral.

En narrateur principal : Butron lui-même qui, alors qu’il sait que les tueurs vont venir l’éliminer, enregistre sur bande magnétique son témoignage pour la postérité. Il y apparaît dans toute son abjection. Fils à papa paresseux, macho, mi-voyou mi-facho, mais sans conviction réelle, bassement opportuniste, un peu mythomane, mégalo au dernier degré. Il disserte avec suffisance, étalant ses pauvres exploits dans un jeu auquel il n’entend rien comme le révèlent, en contrepoint, la déposition d’autres protagonistes, ou le commentaire hilare du maître assassin, le maréchal Oufiri, qui savourera l’enregistrement cigare au bec, en sirotant du cognac.
Ce soliloque d’Henri Butron, qu’on suit avec un mélange de fascination et de dégoût, charpente l’écriture de Manchette, tout en saillants et en rugosité. Bref, c’est un régal.

Un régal hélas gâté par quelques relents amers. Difficile au lecteur ou à la lectrice de 2020 de ne pas être gêné par les personnages féminins, passablement falots. Impossible également de ne pas tordre le nez devant les saillies négrophobes glissées çà et là, et qui ne sont pas attribuables à Butron, mais bien à l’auteur lui-même. Sans doute pensait-il ainsi, il y a un demi-siècle, corser son style. Il n’avait nul besoin de ce mauvais artifice.


Guillaume Davranche
(UCL Montreuil)

  • Jean-Patrick Manchette, L’Affaire N’Gustro, Gallimard/Série noire, 2020, 224 pages, 14 euros.
 
☰ Accès rapide
Retour en haut