Les saint-simoniens en Algérie : De l’orientalisme à l’anticolonialisme




Considérés comme « socialistes utopiques » par Marx et comme « socialistes doctrinaires » par Bakounine, militant pour « l’amélioration du sort moral, physique et intellectuel de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre » et pionniers du féminisme, les disciples du comte de Saint-Simon rêvaient de réaliser le mariage de l’Occident et de l’Orient. Orientalistes passionnés, comme nombre de leurs contemporains, leurs projets de canal de Suez et de chemin de fer Le Havre - Paris - Marseille devaient constituer, avec les futurs steamers de la Manche et de la Méditerranée, le « lit nuptial de l’Occident et de l’Orient ».

Dès 1832, ces idées allaient entraîner dans la colonisation de l’Algérie les principaux dirigeants du mouvement saint-simonien, Prosper Enfantin « père suprême » du mouvement, Emile Barrault, futur député d’extrême gauche d’Oran, et surtout l’islamophile et sympathisant d’Abd el-Kader, Thomas Urbain, devenu Ismaÿl Urbain après sa conversion à l’Islam et son mariage avec une musulmane.

Opposés à la conquête militaire, « duel qui s’engage entre l’épée et la pensée », et aux « colonistes », qui ne pensaient qu’à exploiter les Algériens, les saint-simoniens étaient séduits par les lois foncières coraniques qui donnaient l’usufruit de la terre, appartenant symboliquement à Dieu, uniquement et collectivement à ceux qui la cultivaient. Dans cet état d’esprit, Enfantin et Urbain militaient pour une colonisation qui associe les vainqueurs aux vaincus, « associés et non absorbés, égaux sans être semblables à nous ». Emile Barrault s’est, quant à lui, engagé dans des projets de communautés agricoles modèles.

La fin des illusions

Les saint-simoniens ont tissé en Algérie un réseau de sympathisants et de sympathisantes, notamment au sein de l’armée. Sans pour autant remettre la conquête militaire en cause, certains officiers ont protégé les missions scientifiques qui démontaient l’image de barbares que la propagande gouvernementale donnait aux indigènes. Le général Lamoricière permis à Urbain de s’installer en Algérie en le recommandant comme interprète militaire en 1837. Les conceptions d’Ismaÿl Urbain, synthétisées en 1860 dans L’Algérie pour les Algériens, influenceront l’éphémère politique dite du « royaume arabe » de Napoléon III, respectueuse d’une certaine autonomie des Arabes et Berbères. Mais Urbain finira par déclarer qu’on « semble vraiment perdre le sentiment de toute justice sociale lorsqu’on parle de colonisation de l’Algérie ».

Après Enfantin, mort en 1864, et Barrault, mort en 1869, Urbain perdra espoir quand la IIIe République se rangera ouvertement au côté des « colonistes » en organisant l’appropriation massive des terres et en réduisant les Arabes et les Berbères au rang de citoyens de seconde zone avec le Code de l’indigénat de 1881. Passant d’une sorte d’alter colonialisme à un anticolonialisme (sans toutefois revendiquer l’indépendance), le parcours de ces quelques centaines de saint-simoniens restera dans les mémoires de certains anticolonialistes comme Albert Camus ou les Jeunes Algériens de Ferhat Abbas dans les années 1930.

Armand Gorintin (AL Paris Sud)

 
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