Histoire

1972 : Au Joint français, la colère bretonne




Emblématique à l’époque, la grève du Joint français, dure, violente... et victorieuse, l’est encore aujourd’hui. Et la fameuse photo de l’ouvrier Guy Burniaux, face à son copain d’enfance Jean-Yvon Antignac, CRS, inspire toujours par la force qui s’en dégage, qui dit combien derrière le geste de l’un, c’est tout une solidarité, une ville, une fierté qui le soutiennent.

Ce premier mai 1972, une délégation d’ouvrières et d’ouvriers du Joint français a fait le déplacement à Paris pour manifester, à l’invitation d’une extrême gauche unie [1]. Pourquoi elles, pourquoi eux  ? Parce que les grévistes de l’usine du Joint de Saint-Brieuc, spécialisée dans le matériel d’étanchéité, sont en lutte depuis plus de deux mois. Parce que leur combat frappe les esprits, qu’il combine plusieurs caractères de cette période d’insubordination ouvrière [2]. Mais de quelle usine parle-t-on  ? Le Joint français est une filiale de la Compagnie générale d’électricité, possession d’Ambroise Roux, grand capitaliste français vice-président du CNPF, le syndicat patronal [3]. L’usine-mère du Joint est à Bezons dans le Val-d’Oise et c’est en 1962 qu’est implantée une nouvelle usine à Saint-Brieuc, préfecture des Côtes-du-Nord (aujourd’hui Côtes-d’Armor).

Dix ans après, l’usine de Saint-Brieuc emploie près de 1 000 ouvrières et ouvriers (à peu près dans les mêmes proportions), pour l’écrasante majorité elles et ils sont des ouvrières et ouvriers spécialisés – des OS – c’est à dire sur des postes très peu qualifiés, à forte pénibilité et gratifiés de salaires très bas. Très peu d’ouvriers et d’ouvrières professionnelles, très peu d’encadrement. La moitié des effectifs sont compris dans une fourchette d’âge entre 20 et 24 ans (la majorité est alors à 21 ans). Très majoritairement, le personnel ouvrier est jeune et célibataire et les effectifs tournent beaucoup. Même si en réalité ils et elles sont peu à arriver directement des campagnes environnantes, les ouvrières et ouvriers de l’usine de Saint-Brieuc sont considérées par la direction francilienne du Joint Français comme des « ouvriers-paysans », dures à la tâche autant que dociles face au patron.

Une grève pour la dignité

La grève de 1968 – dans laquelle l’usine du Joint est rentrée tardivement pour toutefois en sortir la dernière de Saint-Brieuc – a permis que se créent deux sections syndicales, CGT et CFDT. Cette dernière va rapidement prendre le dessus, aidée en cela par une union départementale dynamique qu’anime Jean Le Faucheur, par ailleurs militant Parti socialiste unifié (PSU) [4].

En 1972, le feu couve : les ouvrières et ouvriers se sont aperçues que leurs salaires, à travail égal, étaient inférieurs de 20 % à ceux des ouvrieres de l’usine de Bezons. Les syndicats optent pour une grève perlée et des débrayages par ateliers à partir du 15 février. Mais, signe de l’époque, le 10 mars les ouvrieres débordent les consignes syndicales et votent à 75 % la grève illimitée et l’occupation de l’usine. La CFDT qui depuis 1968 a pris le pli de s’adapter à la radicalité des luttes ouvrières [5], soutient la décision des grévistes.

La revendication des grévistes est simple : aligner leurs salaires sur ceux « de Paris », ce qui veut dire gagner une augmentation de 70 centimes de l’heure. L’intransigeance patronale va entraîner un conflit d’une rare intensité. Dès le 17 mars, après une plainte de la direction, l’usine est évacuée par les gardes mobiles sur ordre du préfet… et occupée par les forces de l’ordre  ! Le 19 mars, même les non-grévistes renoncent à venir travailler. Comme le dit l’historien Vincent Porhel l’usine est « de facto transformée en caserne ». La grève s’installe dans la durée.

Les affrontements avec les CRS se multiplient

Les confrontations aux grilles de l’usine sont quotidiennes. La solidarité s’organise : la mairie PSU délivre des bons d’alimentations et les paysans et paysannes du coin assurent le ravitaillement  ; un comité de soutien s’active en ville et au cœur de la jeunesse lycéenne  ; Gilles Servat, vient chanter auprès des grévistes : « Et voici la colère bretonne / La colère et l’espoir mêlé / Les charlatans qu’on déboulonnent / Voici le matin qui se lève / Voici la liberté qu’on rêve / Voici le jour des poings levés  ! » [6] Mais les négociations sont à la peine et les délégués syndicaux, CGT comme CFDT, estiment qu’il faut trouver une porte de sortie.

Le 5 avril, un nouveau round de négociations est organisé dans les locaux de l’inspection du travail de Saint-Brieuc. Les propositions patronales tombent et c’est la douche froide : 19 centimes d’augmentation. La « colère bretonne » frappe alors. Les 200 à 300 ouvrières et ouvriers présents sur place séquestrent la délégation patronale toute la nuit. Un cinéaste du collectif militant Torr e Benn, Jean-Louis Le Tacon, capture la scène : on y voit des grévistes, hommes et femmes, se moquer des patrons, les pousser, les bousculer [7]. La célèbre photo est prise le 6 avril, au petit matin de cette nuit blanche et le conflit acquiert une audience nationale.

Les affrontements entre grévistes et CRS se multiplient : à la violence patronale répond la violence des ouvrières et des ouvriers. Sans que cela ne leur nuise dans « l’opinion publique » : le 18 avril, une grande manifestation régionale rassemble de 10 000 à 15 000 manifestantes et manifestants venus de toute la Bretagne. Le drapeau rouge côtoie le Gwenn ha du. L’union départementale CFDT, la mairie PSU et le comité de soutien arrivent à fonctionner de concert. Le rôle de l’extrême gauche dans ce dernier est apprécié à sa juste valeur : la Ligue communiste, implantée dans les lycées de la ville et diffusant son bulletin Taupe rouge y est très active et a de ce fait bonne presse. Les maoïstes apparaissent comme extérieurs et il n’y a pas d’intervention libertaire sur place à proprement parler… bien que la CGT puisse voir dans la « violence » des grévistes la réminiscence archaïque d’un anarcho-syndicalisme originel. Mais il n’y a aucun « gauchiste » au sein de l’usine (et il n’y en aura pas après), et la CFDT conserve de bout en bout le lien direct avec les grévistes. La solidarité de la classe ouvrière briochine, qui se manifeste par un soutien financier et des débrayages, est structurée par les réseaux syndicaux : c’est celle qui permet de tenir au premier chef.

L’articulation de la solidarité locale et de l’écho médiatique national, savamment pesée par l’équipe départementale de la CFDT (voir en encadré une réflexion d’époque à ce sujet), permet d’obtenir le 6 mai un protocole d’accord garantissant 65 centimes d’augmentation. Malgré une minorité s’y opposant, la reprise est votée largement le 8 mai. La grève est victorieuse. La colère et la dignité l’ont emporté sur le mépris.

Théo Rival (UCL Austerlitz)


À PROPOS DES COMITÉS DE SOUTIEN

Frédo Krumnow, principale figure de la gauche CFDT de l’époque, syndicaliste authentiquement autogestionnaire et révolutionnaire, revient à partir de la grève du Joint Français en 1972 sur la question des comités de soutien. Une réflexion qui conserve toute sa pertinence.

Si l’information diffusée sur le Joint français a rencontré un tel écho en Bretagne c’est qu’elle s’inscrivait parfaitement dans des luttes impliquant, à des degrés divers, presque toutes les couches de la population bretonne.

[…] D’où l’importance des initiatives partant d’une grève pour étendre la solidarité à d’autres couches de travailleurs ou de la population et appelant à une participation plus active à travers des manifestations de masse ou des arrêts [de travail] de solidarité.

Le phénomène de création d’un comité de soutien accompagne désormais presque toute grève de longue durée. […] Mais le rôle des comités de soutien ne s’arrête pas à la seule solidarité [matérielle]. Ce sont souvent eux qui interviennent, dans le développement de l’action au plan local ou régional, sur les dimensions politiques des problèmes d’un conflit.

[…] Que des organisations politiques et sociales de gauche puissent se retrouver pour contribuer à donner toute leur ampleur à des luttes portant les préoccupations de la population d’une région laissée pour compte par le développement économique et social, qu’elles puissent s’associer dans une action reposant, avec force, un problème concret tel que celui de l’emploi ou de l’équipement social ne peut être considéré que comme une chose positive.

[…] Mais il faut distinguer entre cette action à dimension politique pouvant se développer hors de l’entreprise à partir de certains conflits et celle des travailleurs directement intéressés.

[…] Nous n’accepterons jamais que la lutte des travailleurs en grève soit déterminée de l’extérieur par des interventions de groupes politiques. Nous avons trop insisté sur notre volonté de mettre les travailleurs dans les meilleures conditions pour décider eux-mêmes après discussion collective de leurs revendications et de l’action pour tolérer que leurs décisions soient téléguidées de l’extérieur et que des groupes étrangers à l’entreprise et aux organisations syndicales interviennent dans leurs décisions.

[…] Dès qu’un conflit se prolonge quelque part, apparaissent sur le terrain des équipes de militants d’extrême gauche pour diffuser leur analyse politique, pour essayer d’intervenir directement dans le développement des luttes. À l’affût des moindres faiblesses des organisations syndicales, ils ne manqueront pas de les dénigrer, chaque fois qu’ils le peuvent. Présents comme la mouche du coche, prétendant être l’expression d’avant-garde de la classe ouvrière en lutte, mais créant en fait plus de difficultés à la lutte en cours qu’ils n’apportent de soutien, ces groupes d’intervention disparaissent en général aussi vite qu’ils sont apparus dès que la grève est terminée pour aller porter la “bonne parole” ailleurs, car il apparaît très clairement que l’intervention d’un certain nombre d’entre eux est itinérante et suit les conflits au fur et à mesure qu’ils surgissent ou s’arrêtent. Inutile de dire que ce genre d’interventions n’a rien à voir avec la conception de la CFDT du syndicalisme de masse ou d’une action politique de masse telle que nous avons la volonté de la développer. Pour que le rôle d’un comité de soutien soit positif, il faut qu’un certain nombre de conditions soient réunies, et notamment son contrôle par les travailleurs en lutte.

Texte tiré de Frédo Krumnow, CFDT au cœur, Syros, 1977

[1Sur l’affiche d’appel figurent notamment les signatures des pablistes de l’Alliance marxiste révolutionnaire (AMR), des maoïstes de la Cause du Peuple (ex-Gauche prolétarienne), des trotskystes de la Ligue communiste (LC) et de Lutte ouvrière (LO), des communistes libertaires de l’Organisation révolutionnaire anarchiste (ORA), jusqu’aux autogestionnaires du Parti socialiste unifié (PSU).

[2Lire Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Presses universitaires de Rennes, 2007.
Voir Christophe Cordier, Frères de classe, film documentaire, 52mn, 2004 (en accès libre sur le site des Utopiques).
Lire aussi l’entretien qu’il a accordé aux Utopiques de printemps 2018 consacré aux années 1968.

[3Le Conseil national du patronat français (CNPF) est remplacé en 1998 par le Mouvement des entreprises de France (Medef).

[4Ouvrier boulanger dès ses 12 ans, Jean Le Faucheur adhère à la CFTC en 1945. Il est un partisan de sa déconfessionnalisation en 1964 et figure emblématique du mai 68 briochin. Voir sa notice biographique sur le site Maitron.fr.

[5« Quand la CFDT voulait le socialisme et l’autogestion », Les Utopiques, printemps 2019.

[6Gilles Servat, An Alarc’h, 1972.

[7Jean-Louis Le Tacon, Voici la colère bretonne, film documentaire, 62mn, 1972 (en ligne sur le site de la Cinémathèque de Bretagne)

 
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