Culture

Face aux chemises noires : Camillo Berneri, un penseur de combat




Miguel Chueca a assuré l’édition de Camillo Berneri, Contre le fascisme. Textes choisis (1923-1937). Il a ainsi accompli un travail considérable (traduction, introduction, glossaire, notes) permettant aux lectrices et lecteurs de remettre ces écrits dans leur contexte. Ce travail d’édition se double d’un travail historien grâce à une analyse critique des documents édités ainsi que des sources. Il nous permet de mieux connaître l’œuvre et la vie de Berneri et contribue ainsi à mettre à disposition du public une critique du fascisme et, plus largement, du discours et des postures autoritaires. Pour toutes ces raisons ce travail fera date. Tout en rendant compte de cet ouvrage (lire la note de lecture ci-dessous), nous avons interrogé Miguel Chueca sur la vie de Berneri, très peu connue en France.
Laurent Lesquerre

Qui était Camillo Berneri ?
La réponse à cette question occupe les 40 premières pages de ce recueil, où j’ai présenté une vue aussi complète que possible de la vie de Berneri, de sa naissance en 1897 à son assassinat à Barcelone, dans la nuit du 5 au 6 mai 1937, qui est souvent, et paradoxalement, la seule chose qu’on connaisse de lui. Je vais la résumer ici à très grands traits.

À 15 ans, il entre au Mouvement des jeunesses socialistes de Reggio d’Émilie, où il reste trois ans. Puis, influencé par le relieur libertaire Torquato Gobbi, il abandonne le socialisme pour l’anarchisme. En 1917, malgré son opposition à la guerre, il intègre des écoles de formation militaire avant d’être envoyé au front. Revenu à la vie civile, il s’inscrit à l’université de Florence, où il suit l’enseignement de Gaetano Salvemini et celui d’Enzo Bonaventura, un des introducteurs de l’œuvre de Freud en Italie. En 1919, il adhère à l’Union communiste anarchiste italienne, rebaptisée Union anarchiste italienne en juillet 1920. Quand Malatesta, revenu de son exil londonien, lance à Milan le quotidien Umanità Nova, le tout jeune Berneri en est un de ses collaborateurs des plus assidus.

Dans ces années, il fait la connaissance des frères Rosselli, Carlo et Nello, les brillants rejetons d’une famille liée jadis à Mazzini. Après avoir soutenu sa thèse, il enseigne trois ans dans le secondaire, puis en 1926, il passe en France, où il sera rejoint par sa femme, sa mère et ses deux filles. Installé en région parisienne, il y gagne sa vie en travaillant dans le bâtiment, pour des entreprises fondées par des compatriotes. Conscient de la présence d’une multitude d’agents du fascisme parmi les exilés, il entreprend une enquête sur l’espionnage fasciste à l’étranger, dont les résultats paraîtront début 1929.

En mars 1928, il fait les gros titres de la presse comme principal suspect de l’assassinat à Paris d’un espion fasciste, avant que le jeune républicain Elvise Pavan s’en déclare coupable. Fin 1929, il est arrêté à Bruxelles en possession de faux papiers et d’un revolver : les journaux suggèrent qu’il aurait trempé – avec les antifascistes du groupe Giustizia e Libertà, fondé autour de son ami C. Rosselli – dans la préparation d’un attentat terroriste, dénoncé in extremis par un espion qui avait réussi à gagner sa confiance. Comme il a été appréhendé avant la réalisation de l’action prévue, il est condamné en Belgique et en France à des peines assez légères. Entre-temps, passant et repassant les frontières, il gagne le « titre » d’« anarchiste le plus expulsé d’Europe ».

Son imprudence entame quelque temps une partie de son crédit auprès de ses amis de Giustizia e Libertà et de ses compagnons, ce qui ne l’empêche pas d’animer la nouvelle Umanità Nova, tout en collaborant à d’autres publications européennes ou américaines. En 1931, il met le point final à son essai en langue française « Mussolini, un grand acteur ». À partir de 1932, il commence à écrire sur l’avènement du nazisme, s’intéresse à son anthropologie dans l’essai El delirio racista, paru à Buenos Aires, consacre un article à la stérilisation nazie, signe avec la néomalthusienne Jeanne Humbert le livre Eros contre Tartuffe, toujours inédit à ce jour, etc.

En 1935, il se réconcilie avec Rosselli et débat avec lui au sujet du fédéralisme dans les colonnes de Giustizia e Libertà. La même année, à Sartrouville, au congrès d’entente des anarchistes italiens émigrés en Europe, il plaide pour une alliance des anarchistes avec l’Association républicaine socialiste et le groupe de Rosselli.

En 1936, peu après la victoire du Front populaire, il réalise son premier voyage en Espagne et traite pour la publication anarchiste Más Lejos la question de l’abstentionnisme électoral. Fin juillet, alors que les putschistes ont été vaincus à Barcelone, il repart pour la capitale catalane. Il y retrouve de nombreux compagnons italiens et décide, avec C. Rosselli et le républicain Mario Angeloni, de créer une unité de volontaires prêts à se battre contre le coup militaro-fasciste. Fondée le 17 août en tant que section italienne de la colonne Ascaso, elle connaît un dur baptême du feu le 28 août au Monte Pelado, sur le front d’Aragon.

Après ce premier choc, ses compagnons lui demandent de regagner Barcelone, où il sera plus utile que sur le front, sa myopie et sa quasi-surdité le mettant à la merci de tous les dangers. Revenu à Barcelone, il se voue à des tâches de propagande, dont la mise sur pied d’émissions en italien sur les ondes de Radio Barcelone. En octobre 1936, il prend la direction de Guerra di Classe, l’organe historique de l’Union syndicale italienne. Peu après, on lui remet une partie des archives du consulat italien de Barcelone, qui lui serviront à rédiger Mussolini alla conquista delle Baleari, une étude qui, à son grand regret, lui ôte une bonne part du temps qu’il voudrait accorder à une réflexion approfondie sur le destin de la révolution espagnole.

Le ton de plus en plus critique qu’il adopte dans ses articles de GdC à l’endroit de l’URSS suscite une plainte du consul russe Antonov-Ovseenko auprès du comité régional de la CNT. Peu après, il abandonne toutes les fonctions qu’il remplissait dans des comités de la CNT-FAI et aussi celle de rédacteur en chef de GdC. Il n’en continue pas moins à s’exprimer librement, comme en font foi sa fameuse « Lettre à la camarade Federica Montseny » (GdC, 14 avril 1937) et son plaidoyer en faveur du Parti ouvrier d’unification marxiste (« Noi e il POUM »), publié à New York. Quand ce texte paraît, le 1er mai, il ne lui reste plus que quelques jours à vivre.

Je ne m’appesantirai pas sur les circonstances de sa mort en marge des Journées de mai 37 puisque j’ai abordé le thème assez longuement dans ma présentation. Je me contenterai de dire que, au vu des témoignages directs qu’on a sur l’épisode, l’orientation politique des assassins de Berneri et Barbieri ne fait pas l’ombre d’un doute. Cependant, il est évident qu’il reste encore bien des questions en l’attente d’une réponse. Par exemple, si on a toutes les raisons de penser que l’ordre de tuer vint du Parti socialiste unifié de Catalogne – la succursale catalane du PCE –, on ignore toujours pourquoi cette décision fut prise et à quel moment exact elle le fut : personne ne peut dire aujour­d’hui si le sort des deux libertaires italiens était scellé dès le 4 mai, quand des gens portant le brassard rouge du PSUC vinrent frapper à la porte de leur appartement ou si la décision fut prise un peu plus tard, le 5 par exemple, peut-être comme mesure de rétorsion pour l’assassinat d’Antonio Sesé, un des chefs du stalinisme en Catalogne. Et il est presque sûr, hélas, qu’on ne le saura jamais.

Miguel Chueca

 
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