Entretien

Alain Guyard ("philosophe forain") : « On est condamné à philosopher dans la marge »




Le 5 octobre sort sur les écrans La Philo vagabonde, un doc sur les ateliers philo d’Alain Guyard dans des lieux inattendus (prison, hôpital psychiatrique…). Entretien avec lui sur la portée politique de cet engagement pour une pensée en mouvement.

Alternative libertaire : tu organises des rencontres avec des publics divers et variés, souvent en marge. C’est un choix politique ?

Alain Guyard : Non. La philosophie, c’est une adresse à la marge. Lorsqu’elle prend forme dans l’Antiquité, c’est d’abord comme technique de dislocation des schémas mentaux, affectifs et corporels qui structurent les gens à la page, convenables, ordinaires. Elle ­s’adresse à la marginalité, si l’on entend par marginal celui qui éprouve le désir de sortir de la « page » pour aller à la « marge », ou celui qui est déjà dans la marge parce qu’il y a été relégué, ou bien encore parce qu’il s’y est installé.

La marginalité est un des traits constitutifs de la vie philosophique, de Socrate qui passe pour celui qui torpille la cité et qu’on menace du bûcher, à Patocka, rétrogradé par le pouvoir soviétique au rang d’ouvrier à la chaîne pour éviter qu’il consacre du temps à l’étude et à l’enseignement, en passant par Descartes, soldat mercenaire dont la devise est « j’avance masqué ». On ne choisit pas de philosopher dans la marge. On est condamné à le faire si l’on veut philosopher.

Observes-tu de grandes différences de réceptions entre ces publics ?

Alain Guyard : Oui. La qualité d’écoute d’un public est déterminée par l’horizon d’attente de ce public. Si, en amont, son désir a été éveillé, s’il vient parce qu’un questionnement le taraude, s’il éprouve comme une morsure ardente le besoin de penser sa condition, alors l’écoute est optimale. Il ne faut pas oublier que la philosophie est l’une des très rares disciplines dans laquelle, étymologiquement, une place centrale est réservée au « désir ».

Cela entraîne une pédagogie, lorsque l’on s’adresse à des jeunes gens, ou une didactique, lorsqu’on s’adresse à des adultes qui s’occupent de magnétiser le désir de l’auditoire. Ainsi devient-il acteur de sa condition, de sa pensée, et non plus l’auditeur passif du maître. D’où la place centrale, dans la pratique philosophique, de la séduction. Les premiers textes lient explicitement la philosophie à l’érotique. Il faut accorder une grande importance aux jeux de la séduction, qui, comme l’étymologie l’indique, ne servent pas à trouver un guide qui nous accompagne (conduire), mais nous en éloignent (séduire).

La philo vagabonde - Bande Annonce from Mille et Une Productions on Vimeo.

Tu penses que la philosophie, au moins telle que tu t’efforces de la faire passer, est émancipatrice ?

Alain Guyard : Oui. L’émancipation est inhérente à la pratique philosophique. L’émancipation, c’est d’abord une donnée juridique par quoi on affranchit un esclave, un enfant, une femme, de la tutelle à laquelle cette personne était soumise. On retrouve le grand et beau projet de Kant et des philosophes des Lumières pour lesquels la philosophie est l’une des opérations qui va permettre de passer de l’état de minorité à celle de majorité. Ce passage d’un état à l’autre n’a rien à voir avec l’âge. Il n’est pas non plus lié à un décret juridique.

On accède à la majorité – condition de sa propre émancipation – quand on ose penser par soi-même. C’est d’ailleurs la définition que Kant donne des Lumières. De telle sorte qu’il peut exister des hommes ou des femmes qui ont plus de 18 ans, qui jouissent pleinement de leurs droits, mais se maintiennent volontairement ou sont maintenu.es insidieusement dans la minorité. Ils ne sont donc pas encore émancipé.es.

Est-ce que tu t’efforces de relier tes interventions à l’actualité politique et sociale ?

Alain Guyard : Non et oui. On ne peut philosopher bien qu’à la condition que l’on prenne ses distances vis-à-vis de l’urgence, de l’indignation, de l’actualité – toujours brûlante. Un ouvrage de Nietzsche s’intitule Considérations intempestives. Par ce titre, il veut signifier que la méditation philosophique échappe à un présent qui la sommerait de réagir, immédiatement et à chaud. Cela ne veut pas dire pour autant que le philosophe renonce à l’engagement.

Mais cela signifie qu’il a besoin d’une distance critique pour juger le flux des événements à la mesure d’un criterium qui échappe à ce flux. Ainsi pourra-t-il ensuite se plonger dans l’action, sans en être l’otage. L’image la meilleure est celle du timonier, souvent prise dans l’Antiquité. Le timonier est à l’arrière du navire, ce qui lui permet d’embrasser la tempête pour savoir comment orienter son gouvernail. Il en est de même du philosophe. Onésicrite, timonier d’Alexandre, était d’ailleurs le disciple de Diogène.

En prison

On voit dans le film que tu es très engagé politiquement, et en même temps tu as le souci de ne pas jouer les directeurs de conscience. Comment t’y prends-tu pour introduire du politique dans tes interventions de façon non dogmatique ?

Alain Guyard : En passant pour une andouille, un plaisantin, un philosophe forain parfois foireux. Dès lors que le philosophe se prend au sérieux et qu’il est crédible, il se joue entre lui et son auditoire quelque chose qui a à voir avec la foi ; et il chute dans le rôle humiliant – pour lui et pour ceux qui l’écoutent – de directeur de conscience.

Socrate, père de la philosophie, met en place une technique philosophique qu’il nomme « ironie ». Moqueur, mordant, scandaleux, trublion qui en fait parfois trop, il dégoûte ses disciples les plus proches qui voudraient se reposer en lui comme on trouve abri et repos auprès d’un maître de sagesse. Mais ce bouffon bouffonne parce qu’il sait qu’il n’est d’autre chemin pour le maître, que de se nier en tant que maître, pour que ses disciples se libèrent même de lui. Les disciples voulaient un maître pour devenir maître à leur tour ? Pitoyable ambition !

Propos recueillis par Vincent (AL Paris-Sud)

Sous un chapiteau
 
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