En 1918, à Québec : À bas la conscription  ! Vive la révolution  !




Québec, avril 1918. Dans la capitale de la « Belle province », les quartiers ouvriers sont en ébullition. Au terme de cinq jours d’émeutes contre la conscription, des soldats tirent à bout portant sur la foule. Cet événement tragique ne peut être compris qu’en le replaçant dans le contexte explosif de l’époque, marquée par une mobilisation anti-impérialiste et antimilitariste d’une ampleur jamais vue au Québec.

La Première Guerre mondiale marque un tournant dans l’histoire politique de la province de Québec. Dès les premières années du conflit, la participation militaire du Canada aux côtés de la Grande-Bretagne suscite une vive opposition parmi la population francophone. Des voix s’élèvent pour dénoncer les politiques discriminatoires qui briment les droits des minorités de langue française dans les provinces anglophones du Canada. Le raisonnement de la majorité des Canadiens-français est simple  : pourquoi devrait-on aller se battre sur les champs de bataille européens pour défendre les intérêts de l’Empire britannique alors qu’au Canada, on nous traite comme des citoyens et citoyennes de deuxième ordre  ?

Très tôt, le recrutement militaire au Québec est contrecarré par une mobilisation active des milieux nationalistes, mais aussi des groupes socialistes et anarchistes qui ont refusé d’abdiquer leurs positions internationalistes. Ceux-ci sont principalement implantés à Montréal où ils ont des assises significatives au sein de certaines communautés immigrantes. Ces révolutionnaires compensent leur faible nombre par un militantisme soutenu, caractérisé par le recours aux assemblées de masse. Tout au long du conflit, des foules considérables se rassemblent dans les rues de Montréal pour écouter les orateurs socialistes et anarchistes dénoncer la guerre impérialiste. Le 27 mai 1917, des milliers de personnes viennent applaudir le discours d’Albert Saint-Martin, le secrétaire de la section de langue française du Parti socialiste du Canada  : «  Les guerres sont pour le bénéfice des capitalistes, et l’ouvrier canadien ne devrait ressentir aucune haine contre l’ouvrier allemand ou autrichien qu’il ne connaît même pas  ».

Opposition à la conscription

Alors que le conflit s’enlise, le gouvernement fédéral élabore un projet de conscription pour pallier au manque de volontaires. Cette nouvelle suscite une vague de protestation à travers le Québec. Les assemblées publiques et les manifestations se multiplient tout au long de l’année 1917 aux quatre coins de la province. Le discours et les pratiques des opposants à la conscription se radicalisent. La révolution de Février en Russie semble avoir un effet tangible sur le mouvement. Les slogans et les chansons révolutionnaires deviennent monnaie courante dans les rassemblements, tout comme les appels à la grève générale pour mettre en échec le projet de conscription. Le mouvement prend aussi une dimension anti-impérialiste alors que des militants et militantes anticonscriptionnistes dénoncent la politique coloniale britannique en Inde et en Irlande. La révolution russe vient nourrir leur imagination et beaucoup voient dans l’effondrement du régime tsariste la fin prochaine des autres puissances impérialistes.

« Transformer la population la plus paisible »

Pendant ce temps, des débats féroces font rage au sein du mouvement syndical sur la position à adopter concernant la conscription. Si la minorité socialiste s’oppose résolument à l’effort de guerre, certains dirigeants freinent toute forme d’action directe. Dans les pages du journal Le Monde ouvrier, l’organe officiel du Conseil des métiers et du travail de Montréal, ces dirigeants dénoncent régulièrement les positions des «  socialistes  », des «  radicaux  », des «  pacifistes  » et des «  exaltés » qu’on accuse d’être des «  partisans de l’IWW  ». On fait aussi grand cas des positions militaristes de Gustave Hervé et de la majorité des socialistes français et belges pour valider le soutien à la politique du gouvernement canadien.

La tension monte d’un cran au cours de l’été 1917. À Montréal, la police disperse violemment plusieurs manifestations et recherche activement les auteurs d’un attentat à la bombe qui pulvérise la résidence d’un homme d’affaire partisan de la conscription. Elle procède aussi à l’arrestation de militants anticonscriptionnistes accusés de sédition et force certains d’entre eux, comme l’anarchiste juif Robert Parsons, à entrer dans la clandestinité.

Chez les nationalistes de droite, on commence à s’inquiéter de ces «  dérapages  ». Henri Bourassa, éditorialiste du journal catholique Le Devoir, met en garde les autorités : «  Que l’on pèse bien ces paroles  : la conscription marquerait, pour les Canadiens-français, le commencement d’une évolution qui ne tarderait pas à transformer en un peuple révolutionnaire la population la plus paisible, la mieux ordonnée peut-être des deux Amériques. Une fois déchaîné, cet esprit révolutionnaire ne s’arrêterait pas en route  : il ne s’attaquerait pas seulement au régime militaire  : il se manifesterait à l’usine, aux champs, partout, dans toutes les fonctions de la vie industrielle, sociale et politique. […] Du jour où l’on aura fait de ces ouvriers des révoltés, ils deviendront les plus incontrôlables des insurgés contre l’ordre social et économique  ».

Les émeutes de Québec

Pendant que s’organisent les premiers meetings de solidarité avec la révolution d’Octobre et que s’intensifie la répression contre les milieux anticonscriptionnistes, l’arrestation d’un jeune homme dispensé du service militaire par des policiers fédéraux met le feu aux poudres dans la ville de Québec. Cet événement, en apparence banal, provoque une série d’émeutes qui secoue la capitale de la province entre le 28 mars et le 1er avril 1918.

Ce n’est pas la première fois que la violence éclate à Québec, une ville où le mouvement anticonscriptionniste est très actif. À deux reprises, au mois de mai et de septembre 1917, des rassemblements tenus dans les quartiers populaires se terminent par l’attaque de journaux et de résidences de partisans de la conscription. Mais cette fois-ci, l’opposition qui s’exprime dans la rue prend un caractère de masse. Une foule en colère attaque d’abord le poste de police de la place Jacques-Cartier, au cœur du quartier Saint-Roch. Le lendemain, des manifestants investissent un bureau d’enregistrement militaire et brûlent les documents qu’ils trouvent sur place. Deux journaux appuyant la conscription sont également visés par la foule venue des quartiers ouvriers. Malgré l’arrivée de deux mille soldats dépêchés par train de la province de l’Ontario, la population de Québec n’en démord pas, préférant s’armer pour faire face aux charges des militaires.

Face à l’impuissance des autorités civiles et religieuses, le plus haut gradé francophone de l’armée canadienne, le major-général Lessard, est appelé en renfort et prend le contrôle des opérations. Cet officier a une longue feuille de route en matière de répression. En 1878, il prend part à l’écrasement d’une grève de terrassiers à Québec qui se solde par la mort d’un ouvrier d’origine française. En 1885, Lessard est décoré pour sa participation à l’intervention militaire contre la rébellion Métis dans l’Ouest canadien. Il dirige également un régiment des Royal canadian dragoons lors de la seconde guerre des Boers, en Afrique du Sud, en 1900 et 1901.

La guerre aux «  rouges  »

Lessard ordonne le déploiement de mitrailleuses pour mettre un terme au soulèvement populaire. La troupe fait feu sur une foule rassemblée dans le quartier Saint-Sauveur, tuant un étudiant et trois ouvriers (dont l’un âgé d’à peine 15 ans). Le nombre exact de blessés reste incertain, puisque plusieurs victimes évitent de se rendre à l’hôpital où les militaires procèdent à des arrestations.

Dans les jours qui suivent cette répression sanglante, la presse anglophone se déchaîne contre les émeutiers de Québec. Ceux-ci sont assimilés à des «  agitateurs bolcheviques  » et à des «  anarchistes  » alors que les mouvements révolutionnaires sont à toute fin pratique absents de cette ville traditionnellement catholique. Pendant ce temps, des rumeurs courent que des camps «  bolchéviques  », composés d’immigrants allemands et de déserteurs canadiens-français, ont été repérés dans les forêts à la frontière de l’Ontario et du Québec. La guerre n’est pas encore terminée que s’installe déjà la paranoïa face au péril «  rouge  ».

Du côté des autorités, on s’inquiète du rôle joué par les militants anarchistes et socialistes dans les mobilisations anticonscriptionnistes. Afin d’empêcher toute diffusion de propagande antimilitariste et «  bolchevique  » au Canada, le gouvernement fédéral adopte au mois de septembre 1918 une série de décrets qui limitent de façon drastique la liberté d’association et la liberté de parole. Treize organisations «  subversives  » sont interdites, dont les Industrial Workers of the World, l’Union des travailleurs russes et le Parti social-démocrate. Les immigrants d’origine russe et ukrainienne sont particulièrement visés par ces mesures répressives.

Quelle mémoire  ?

Le souvenir de ces émeutes fait depuis longtemps partie de la mémoire politique du Québec. Ces événements ont toutefois été interprétés comme un conflit ethnique opposant la population francophone, majoritaire au Québec, à celle du reste du Canada. Si l’opposition à la guerre et à la conscription a effectivement eu un écho plus favorable au Québec, tout particulièrement chez les Canadiens-français, il ne faut pas en déduire qu’elle n’a eu aucune résonance chez les anglophones et les communautés immigrantes. Partout à travers le pays, des voix se sont élevées pour dénoncer l’effort de guerre et refuser l’enrôlement obligatoire, tout particulièrement au sein du mouvement ouvrier. Si quelques intellectuel.les canadiens-français ont participé activement au mouvement anticonscriptionniste, celles et ceux qui ont pris la rue pour affronter les forces de l’ordre provenaient très majoritairement des classes populaires. Cette dimension, présente dès le début du conflit, a grandement influencé la forme prise par les mobilisations et explique en partie leur radicalité.

Mathieu Houle-Courcelles (membre des IWW)


Groupes anarchistes et socialistes au Québec (1914-1918)

Le Parti socialiste du Canada (PSC) est l’un des plus anciens groupes socialistes canadiens. En 1914, le parti compte quelques sections à Montréal, dont l’une est composée de militantes et militants de langue française. Le PSC se perçoit avant tout comme un groupe d’agitation marxiste dont le rôle est d’éduquer la classe ouvrière. Ses membres refusent d’adhérer à la IIe Internationale à cause de la présence du Parti travailliste anglais. Plusieurs membres influents du PSC vont s’investir dans la mise sur pied de la One Big Union (OBU) en 1919, un syndicat industriel révolutionnaire qui comptera jusqu’à 50 000 membres répartis à travers le Canada.

Le Parti social-démocrate du Canada (PSD) a été fondé en 1911 suite à une scission du Parti socialiste du Canada. La nouvelle organisation adhère aussitôt à la IIe Internationale. En 1914, le PSD compte environ 2 600 membres, ce qui en fait le plus important groupe socialiste canadien. Le PSD est particulièrement actif au sein des communautés immigrantes (plus de la moitié de ses membres sont d’origine finlandaise) et regroupe diverses sections établies sur des bases ethnolinguistiques, y compris à Montréal. Contrairement à la majorité des organisations adhérant à la 2e Internationale, le PSD fera activement campagne contre la guerre, ce qui vaudra au groupe d’être interdit par le gouvernement fédéral en 1918.

Le Parti ouvrier du Canada (POC), section de la province de Québec, fondé en novembre 1917, se présente comme une vaste coalition regroupant des militantes et militants issu.es de divers groupes socialistes, syndicalistes et ouvriers. S’inspirant du Parti travailliste anglais, il revendique près de 3 000 membres au début de l’année 1918. Très tôt, des divisions apparaissent au sein du POC entre un courant réformiste et un courant révolutionnaire, majoritaire à Montréal. Le POC va se diviser en 1919 autour des questions de stratégie syndicale, provoquant le départ de l’aile révolutionnaire acquise aux thèses développées par la One Big Union.

Avant la Première Guerre mondiale, on retrouve dans les principaux centres industriels du Canada plusieurs groupes anarchistes dont l’assise est avant tout locale (bien que ceux-ci soient en lien avec d’autres organisations en Amérique du Nord et en Europe). À Montréal, la majorité des militantes et militants anarchistes sont d’origine juive. Il existe également un cercle libertaire de langue française composé principalement d’immigrantes et immigrants européens. Pendant la guerre, des militants anarchistes vivant aux États-Unis traversent la frontière et participent aux rassemblements du mouvement anticonscriptionniste à Montréal. C’est notamment le cas de Robert Parsons (pseudonyme du militant anarchiste juif Marcus Graham), qui devient l’un des principaux porte-parole du mouvement lors de l’été 1917. Parsons doit entrer dans la clandestinité suite à la campagne de répression policière dirigée contre les milieux anticonscriptionnistes à l’automne 1917. Il quitte Montréal pour Toronto où il fonde avec d’autres camarades un journal anarchiste de langue yiddish.

 
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