Violences : De l’art ou des cochons  ?




Une prise de conscience quant aux violences subies par les femmes (dans leur milieu professionnel essentiellement) a démarré ces derniers mois. Depuis que les actrices ont osé lever le silence sur Weinstein, les femmes ont dénoncé des actes sexistes de violence, de harcèlement, d’agression de la part de personnalités publiques dont un bon nombre d’artistes. Que faire des porcs et de leurs œuvres  ?

La place des œuvres et de leurs auteurs dans les sphères publiques, culturelles ou éducatives est un débat qui reste légitime au-delà du cache-sexe de la liberté d’expression. En effet comment pourrait-on lutter contre les violences faites aux femmes, contre le sexisme et plus largement contre le patriarcat, et en même temps assumer des œuvres qui font de ces oppressions des modèles  ? Nous faut-il «  du passé faire table rase  »  ?

Ni pardon, ni oubli

Ces questions ressurgissent à chaque nouvelle affaire, à chaque nouvelle apparition, diffusion, défense d’une œuvre sexiste, ou dont l’auteur a commis un crime sexiste. Nous allons tenter de développer ici certaines possibilités de réponses. De nombreux acteurs et personnalités masculines des milieux artistiques ont eu des comportements sexistes, de violence, de harcèlement, d’agression de femmes. Certains ont été congédiés des projets qu’ils avaient en cours, certains ont été condamnés et d’autres s’en sortent blanchis comme par défaut.

Faut-il alors systématiquement boycotter tous les artistes qui ont ou ont eu un comportement violent envers des femmes  ? Si utile qu’un boycott soit, la taille sans cesse croissante de la liste rend la tâche difficile  ; mais il reste intolérable que ces hommes qui ont brisé la vie de femmes puissent bénéficier de l’impunité. Cela reviendrait à légitimer ces comportements. Alors que faire  ?

Peut-on dissocier l’homme de son art, des œuvres auxquelles il a participé  ? Ou bien faut-il carrément interdire la diffusion des œuvres de ces artistes  ?

Il ne s’agit pas de rétablir la censure. Mais on ne peut pas accepter de protéger par la liberté d’expression, ceux qui par leur comportement et leurs pratiques aliènent la vie, la liberté des femmes. Par ailleurs, une œuvre dépasse son auteur  : on peut mépriser l’artiste et reconnaître un intérêt à l’œuvre.

La toile Hylias et les Nymphes (1896), de John Waterhouse, a été décrochée de la Manchester Gallery par l’artiste Sonia Boyce car elle représente un homme au milieu de six femmes nues.

La destruction est-elle création ?

Le plus pragmatique semble de simplement refuser qu’ils soient posés en modèles, en héros ou en novateurs auxquels il faudrait rendre hommage, que ce soit par une sélection en festival, par une Une de magazine ou par une rétrospective. La question est un peu différente lorsque c’est l’œuvre elle-même qui pose problème. Certes l’immense majorité des œuvres est sexiste  : une œuvre est le produit de son époque, de la société dans laquelle elle a été pensée. Mais certaines s’avèrent plus violentes que d’autres. Un traitement uniforme de la question nous paraît impossible, le cas par cas s’impose.

Prenons l’exemple de la réécriture de la fin de l’opéra Carmen de Bizet pour le public de Florence. Le livret originel illustre la violence de la domination masculine et propose pour fin un féminicide  : l’héroïne, une femme libre, est tuée par Don José, un amant dont Carmen ne veut plus. Le metteur en scène a pensé que dans le contexte actuel de libération de la parole des femmes sur les violences qu’elles subissent, il serait  : «  inconcevable qu’on applaudisse le meurtre de l’une d’elles  ». Dans cette nouvelle version Carmen tue Don José en état de légitime défense, face à sa violente insistance. Message  : Carmen reste libre, et a la force de se défendre, elle peut s’en sortir par elle-même. Les réécritures sont courantes mais la solution est-elle de réécrire toutes les pièces qui ont des passages violents  ?

En Angleterre, une femme s’élève contre La Belle au bois dormant et veut faire interdire le conte dans les écoles. Belle est plongée dans un sommeil de 100 ans et est embrassée par le prince. Physiquement, elle ne peut donc pas lui donner son consentement. Ce conte traditionnellement lu aux enfants montre ainsi et normalise, voire idéalise, des comportements sexuels violents. Il reproduit la culture du viol. D’après Bettelheim, ce conte sert de formation à la vie de femme  : les règles sont une malédiction dont découle un repli sur soi  ; alors que le prince, lui, est tourné vers le monde et peut livrer bataille. A travers ces contes, des modèles genrés sont dépeints aux enfants. Lutter contre le sexisme, ne serait-ce pas lire d’autres contes qui permettraient de se construire différemment  ?

A la Manchester Gallery, Sonia Boyce a réalisé une performance afin d’interroger l’image et la représentation des femmes  : elle a retiré un tableau qui représente un homme au milieu de six femmes nues, exposé dans une salle nommée, pour comble, «  Recherche de la beauté  », où sont accrochés uniquement des tableaux peints par des hommes représentant des corps de femmes. A la place du tableau se trouve une note de qui explique la démarche de la performeuse.

La directrice du Rijksmuseum d’Amsterdam a entrepris en 2015 de débarrasser, si possible avec accord préalable des artistes, les noms d’œuvres de 23 mots discriminatoires (sexistes, racistes) d’après des plaintes de visiteurs («  nègre  », «  nain  », «  sauvage  », etc.). Si elle renomme ces œuvres, la directrice n’efface pas l’Histoire car les noms donnés par des collectionneurs resteront dans la base de données et ceux donnés par l’artiste seront mentionnés au-dessus du nouveau nom.

Contextualiser les Œuvres

Notre société actuelle, sexiste, a encore du chemin à faire, et notre histoire est celle des luttes successives contre les discriminations. Savoir ces luttes possibles nous a permis d’avancer. Alors effacer, modifier, ou interdire ces œuvres n’aurait-il pas l’effet néfaste d’effacer l’existence donc la possibilité des luttes  ? De faire croire à la société que la domination masculine et le patriarcat auraient totalement et définitivement disparu. S’il semble absurde de juger selon les critères sociopolitiques d’aujourd’hui les œuvres d’hier, il est nécessaire d’en dresser la critique des valeurs et que toutes et tous puissent la comprendre. Au moyen de l’éducation, de notes explicatives au début d’un livre, d’un film, d’une exposition… pour contextualiser les œuvres mais aussi faire connaître les luttes qui ont permis d’aller au-delà de ce qu’elles véhiculent.

AL Alsace

 
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