Classique de la subversion : Michel Ragon, « La Mémoire des vaincus »




Paris, début du XXe siècle, un petit orphelin, Fred Barthélemy bat le pavé puis est assez vite recueilli par un couple d’anarchistes de Belleville. Fred fera son éducation politique auprès de Delesalle, un libraire anarchiste et apprendra le russe avec des émigrés fuyant la répression tsariste.

Cette connaissance lui épargnera la boucherie des tranchées de 1914-1918. Il est envoyé par l’armée comme observateur de la révolution russe. Au contact de Lénine, Zinoviev, Kamenev, Trotsky et Staline, Fred participera à la propagation du modèle bolchevique dans les autres pays d’Europe. Témoin des tensions au sein du Parti et des dérives autoritaires et bonapartistes de Trotsky, surnommé par certains le « Feld maréchal », il demeure, quoique critique, un authentique ideyni, nom donné à ces anarchistes gagnés à la cause bolchevique. Les arrestations et disparitions de ses camarades libertaires russes, la répression de Cronstadt et la fin tragique de la Makhnovtchina lui ouvrent les yeux. Fred se rapproche alors des Socialistes révolutionnaires de gauche et de l’Opposition ouvrière avant de finir par fuir la Russie. Plus rien ne le retient sur cette terre où la révolution s’est muée en caserne à ciel ouvert.

Rentré en France au moment du Front populaire, il participera activement à la Guerre d’Espagne et sera témoin de la terrible répression stalinienne. Il passera la Seconde guerre mondiale prisonnier en France dans le camp de concentration de Gurs et ne sera libéré qu’en 1945. A la fin de sa vie, il exercera la profession de bouquiniste sur les quais de Paris.

Un destin exceptionnel, une vie qui en contient dix et qui permet à Michel Ragon de nous brosser une fresque exaltante sur le mouvement libertaire. Mêlant l’histoire au mythe et à l’autobiographie, ce récit romanesque à grand souffle nous entraîne sur les pas de son héros qui croisera le prince Kropotkine, Nestor Makhno qu’il retrouve miséreux à Paris délaissé de tous, les espagnols Durruti et Pestaña, mais aussi Rosmer, Monatte, Victor Serge et tant d’autres militant-e-s anomymes. Il dresse le portrait de tous ces « vaincus » qui aidèrent à l’avènement du régime soviétique en Russie et qui pour beaucoup ne furent récompensés de leur zèle que par une balle dans la nuque dans les caves de la sinistre Loubianka ou par la déportation dans les neiges du Goulag. Des idéalistes qui jouèrent par naïveté les supplétifs sur tous les fronts et ne furent que des « idiots utiles » des bolcheviques, tout comme les intellectuels bourgeois de l’époque.

Un livre utile, passionnant, indispensable. Presque un siècle de la vie politique mondiale vue du côté des vaincus, des oubliés et des proscrits. Un livre qui nous raconte l’histoire de cette étrange tribu qui croit que la liberté et l’égalité ne sont pas contradictoires, qui refuse toutes les justes lignes, qui se méfie des ordres et de la discipline, qui crache sur la dictature, fût-elle du prolétariat. Un livre sur notre histoire.

Jérémie (AL Gard)

 Michel Ragon, La Mémoire des vaincus, Livre de poche, 1992, 559 p.,
7 euros.

 
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