Dossier religions : Judaïsme : A l’époque des bouffeurs de rabbins




Libérer sa communauté de la persécution extérieure, sans oublier de la libérer de ses propres aliénations. Telle fut la lutte des socialistes et anarchistes juifs jusque dans l’Entre-deux-guerres.

Chaque culture est à même de se forger son « propre » anticléricalisme. Des années 1880 aux années 1920, l’Europe a été travaillée par une forte contestation du pouvoir des Églises, sur fond de déchristianisation. Les Juifs, malgré leur particularité d’appartenir à un groupe religieux minoritaire et persécuté, ne furent pas épargnés par cette tendance, notamment dans l’obscurantiste Empire russe.

Là, l’anticléricalisme juif, très virulent, devait beaucoup aux rigueurs imposées par les intégristes, mais aussi à la collaboration du clergé avec la bourgeoisie juive et avec l’État tsariste. Les rabbins ne cessaient en effet d’appeler les Juifs à l’obéissance et à la résignation face aux persécutions antisémites.

Les révolutionnaires socialistes ou anarchistes voyaient donc dans la religion la marque d’une arriération et un obstacle à l’émancipation. Les manifestations de propagande athée se calaient souvent sur les fêtes religieuses comme Rosh Shona et Yom Kippour qui furent à l’époque l’objet de détournement blasphématoire des gestes rituels et des prières. Ces attitudes se perpétuait généralement dans l’émigration. Ainsi, dans l’East End de Londres, peuplé d’un fort prolétariat juif, le journal anarchiste Arbeiter Fraynt organisa le 16 mars 1889, jour de Sabbat, une marche contre la synagogue du grand rabbin Adler, lié au patronat. Deux à trois mille personnes défilèrent précédées d’un drapeau noir et d’une banderole des « chômeurs et victimes juives de la surexploitation ». La même année se tint le premier bal annuel anti-Yom Kippour. En 1904, de jeunes militants allèrent brandir des sandwiches au jambon et fumer des cigarettes en face de la synagogue. Ces actes de désacralisation éloignèrent cependant de l’anarchisme une partie du petit prolétariat imprégné de religiosité.

Parfois, la haine de classe radicalisait tout, comme quand en 1906, à Krynki, en Pologne russe, une bombe fut lancée dans la synagogue où se tenait une réunion du patronat juif.

Parfois schizophrénique

Le paradoxe de la première génération de révolutionnaires juifs est qu’ils et elles étaient si profondément marqués par l’éducation hébraïque que leur propagande pouvait s’en ressentir de façon schizophrénique. Ainsi de la mise en exergue de certains passages de la Bible pour appeler au réveil des classes populaires et prôner l’émancipation socialiste.

Ainsi de l’appropriation de la parole des prophètes Moïse, Josué, Isaïe ou Samuel pour dénoncer l’oligarchie religieuse et bourgeoise. Ainsi de la référence – nimbée d’anti-étatisme – aux tribus bibliques antérieures à l’ère du roi Saül, qui refusaient l’établissement d’une royauté limitant les libertés individuelles et collectives. Ainsi encore de ce pamphlet yiddish de 1886 évoquant Moïse et la sortie d’Égypte pour dénoncer le patronat juif. On trouve également, chez les Juifs allemands, un certain messianisme, l’idée que le peuple juif, qui a tant souffert, a la mission historique de l’émancipation universelle.

Au-delà de ces contradictions, l’importance que les libertaires juifs, souvent des semi-intellectuels, accordaient à l’éducation populaire et à la connaissance, étaient bien représentative de la culture du « peuple du Livre ».

Bien sûr, toute cette agitation était le fait de révolutionnaires juifs désireux de libérer leur propre communauté de son carcan religieux. Cela n’empêchait nullement ces mêmes militants de défendre la synagogue les armes à la main contre les pillards antisémites, comme lors du second pogrome de Kichinev, en 1905.

Jean-Marc Izrine (AL Toulouse)


Cet article fait partie d’un dossier complet : « Religions, racismes et mouvements sociaux, y voir clair ».

 
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