Culture

Lire : Laval, Dardot « L’Ombre d’Octobre. La Révolution russe et le spectre des soviets »




Retour sur l’instrumentalisation des soviets, puis leur prise de contrôle, par Lénine, la confiscation de la révolution sociale russe et de sa liquidation par le pouvoir bolchevik.

Tout le pouvoir aux soviets  », ce slogan célèbre la révolution d’Octobre 1917. Mais un mois avant, Lénine s’adressait en ces termes aux bolchéviks  : «  Ayant obtenu la majorité aux soviets des députés ouvriers et soldats des deux capitales, Petrograd et Moscou, les bolcheviks peuvent et doivent prendre en main le pouvoir  », non pas dans plusieurs semaines, mais «  précisément aujourd’hui  »

Chef d’œuvre tactique ou machiavélisme politique ?

Dès les premières pages, les auteurs situent clairement leurs propos  : lever le voile d’ombre qui opacifie la perception de la révolution. Les bolcheviks usurpèrent la dénomination de soviets et dans la pratique se substituèrent à la prise du pouvoir par les soviets eux-mêmes. «  La légende d’Octobre voudrait que la révolution, la vraie, s’identifie à la prise du pouvoir par les bolcheviks.Par contraste, la révolution de Février ne serait essentiellement qu’une révolution politique trouvant son accomplissement dans la “révolution d’Octobre”, qui, seule, aurait été une révolution sociale. Cependant, contrairement à cette légende, la révolution sociale a bien précédé la révolution politique, et non l’inverse : c’est bien la société qui procéda d’elle-même au renversement de toutes les autorités avant la mise en place du nouveau gouvernement.  »

Les auteurs rapportent les tergiversations léninistes dont l’interprétation n’est pas perçue par tous de la même façon. L’intérêt de ce livre ne s’arrête pas à ce simple épisode. La critique fournie s’intéresse aussi aux mécanismes d’exclusions internes au parti bolchévik qui conduisirent inexorablement au stalinisme. Le choix de cet épisode de la Révolution russe dans la présente chronique tient plus au fait qu’il pose clairement la question des organes démocratiques directs en rapport avec le parti.

Des mécanismes conduisant au stalinisme

Kronstadt fut un moment de cet antagonisme qu’explique fort bien le responsable de l’écrasement de la Commune de Kronstadt, Léon Trotsky : «  On nous a accusés plus d’une fois d’avoir substitué à la dictature des soviets celle du Parti. Et cependant, on peut affirmer sans risquer de se tromper, que la dictature des soviets n’a été possible que grâce à la dictature du Parti : grâce à la clarté de sa vision théorique, grâce à sa forte organisation révolutionnaire, le Parti a assuré aux soviets la possibilité de se transformer, d’informes parlements ouvriers qu’ils étaient, en un appareil de domination du travail. Dans cette “substitution” du pouvoir du Parti au pouvoir de la classe ouvrière, il n’y a rien de fortuit et même, au fond, il n’y a là aucune substitution. Les communistes expriment les intérêts fondamentaux de la classe ouvrière.  »

Cette question de la position des communistes par rapport à l’ensemble des prolétaires constitue une interrogation majeure dans l’histoire du prolétariat. Les communistes forment-ils un parti distinct opposé aux autres partis ouvriers  ? L’histoire de la Révolution russe conduirait à répondre par l’affirmative aux affirmations du Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels.«  Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui stimule toutes les autres ; théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l’avantage d’une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien.  »

Ce livre pose la question du rapport de pouvoir du prolétariat à ceux dotés de la clairvoyance historique. Les leçons de la Révolution russe sont plus celles des expériences de la démocratie directe de février 1917 que les ruses du pouvoir de Lénine et de Trotsky.

Dominique Sureau (UCL Angers)

  • l Christian Laval et Pierre Dardot, L’Ombre d’Octobre, La Révolution russe et le spectre des soviets, Lux, 2018, 294 pages, 16 euros.
 
☰ Accès rapide
Retour en haut