Politique

Cryptomonnaies : À qui profite le bitcoin




La monnaie est une question centrale en économie, et donc en politique. Depuis quelques années, il est de plus en plus question de monnaies numériques. L’apparition de la cryptomonnaie bitcoin il y a un peu plus de dix ans a suscité l’intérêt de nombreuses personnes et institutions, jusqu’aux banques centrales des grandes puissances économiques. Il est donc temps de s’y intéresser de plus prêt.

Pour réfléchir à la question des monnaies numériques, commençons par réaliser qu’on parle en fait d’un système de transactions numérique, à ne pas confondre avec la monnaie elle même : un euro numérique serait toujours un euro, serait régit par les mêmes règles (de création, destruction, stockage, etc.) imposées par la Banque centrale européenne.

Quel système de transaction voudrions-nous ?

Pour éviter de créer un outil de contrôle et surveillance de plus, la seule solution serait de reproduire le système de transaction de l’argent liquide qui :

  1. est complètement acentré (possibilité d’effectuer une transaction d’une partie à l’autre directement sans dépendre d’un tiers) ;
  2. est anonyme (aucun besoin d’être identifié) ;
  3. ne permet pas à n’importe qui de créer de la monnaie.

Avec la monnaie physique, c’est facile : une transaction de A vers B correspond à la transmission d’objets physiques (des pièces et billets) de A vers B. Quand B reçoit des billets de A, ce dernier ne les a plus (pas de création). Pas besoin d’identification ni d’aucun tiers pour assurer la transaction : la valeur est portée par des objets qu’on déplace.

Les cryptomonnaies sont-elles la solution ?

Dans le monde numérique, il est bien plus compliqué d’allier ces trois propriétés. Il est facile de mettre en œuvre un système centralisé qui garantisse la troisième propriété, mais pas les deux premières. Les virements bancaires par exemple : les banques font office d’autorité centrale qui opère un jeu d’écriture (soustraire X€ à A et ajouter X€ à B). Cela ne fonctionne ni anonymement (les banques doivent connaître A et B) ni de manière acentrée (A ne peut pas transmettre l’argent à B sans passer par les banques).

On entend souvent dire que les cryptomonnaies comme le bitcoin permettent de se passer des banques et autres tiers de confiance car elles sont décentralisées tout en étant sécurisées. Mais correspondent-elles pour autant à quelque chose de souhaitable ? Pour répondre à cette question, il faut expliquer un minimum le fonctionnement des cryptomonnaies.

Une cryptomonnaie, c’est avant tout une blockchain, c’est à dire un registre (l’historique de toutes les transactions dans le système) qui fait consensus [1] (tout le monde dispose du même registre) et qui est infalsifiable (impossible de modifier une entrée du registre une fois celle-ci écrite), le tout sans dépendre d’une autorité centrale. Chaque participant a un identifiant, et le montant disponible sur son compte se calcule en regardant l’historique des transactions qui concerne cet identifiant.

Concernant l’anonymat, une blockchain ne peut donc que pseudonymiser les transactions, puisqu’à l’instar des virements bancaires il s’agit d’un jeu d’écriture et qu’il faut donc nécessairement identifier les comptes [2] de départ et d’arrivée de chaque transaction. Il faut aussi noter que si le système est décentralisé, il n’est pas acentré : deux parties ne peuvent pas effectuer une transaction sans dépendre du reste du réseau, car celui-ci doit valider chaque transaction pour l’ajouter au registre et la rendre ainsi effective (l’écriture dans le registre est performative, par définition).

Nous n’avons pas la place ici d’entrer dans les détails techniques, mais il faut comprendre que la principale innovation qui permet d’assurer la sécurité des blockchains nécessite énormément de calcul (donc de dépense d’électricité [3]) pour valider les transactions (on parle de preuve de travail) – c’est ce qu’on appelle le minage. Au point que la partie énergétique du coût de la validation d’une transaction concentre en pratique cette activité entre les mains d’un nombre réduit d’acteurs, ce qui restreint d’autant la décentralisation (pour encourager le minage malgré ça, les mineurs sont récompensés en cryptomonnaie nouvellement créée lorsqu’ils valident des transactions).

Les cryptomonnaies sont donc assez loin d’offrir le système de transaction idéal, et ont par ailleurs d’autres soucis comme leur incapacité à gérer un nombre de transactions correspondant à ce dont on aurait effectivement besoin, même à une échelle locale. Finalement, ce peu qu’elles permettent, elles le font au prix d’une consommation énergétique inacceptable étant donnée la crise climatique actuelle [4].

Le principal contre-argument à cette critique (une fois mises de côté les prétendues « énergies vertes »...) est une méthode alternative moins énergivore de validation des transactions : la preuve d’enjeu, où plutôt que de faire faire des calculs inutiles, le système encourage à conserver et accumuler la monnaie... Au delà de sérieuses questions techniques de sécurité, la preuve d’enjeu pose donc le souci de lier encore plus la monnaie au système technique de transaction que la preuve de travail.

Le contrôle de la monnaie

Le contrôle de la monnaie, par exemple la création monétaire, est un outil puissant qui devrait être mis au service du social et de l’écologie, alors qu’il est actuellement aux mains de la finance (ce sont les banques privées qui disposent de la planche à billets en zone euro). Les limitations géographiques et temporelles de la monnaie peuvent aussi être des outils économiques importants qui doivent pouvoir être contrôlés démocratiquement.

Typiquement, les monnaies locales alternatives peuvent encourager les circuits courts et décourager l’accumulation, par exemple en dévaluant automatiquement la monnaie qui reste trop longtemps sans être dépensée [5]

Une monnaie numérique raisonnable est-elle possible ?

Peut-être, mais avec d’autres technologies. Par exemple le projet libre Taler est un système de transaction (utilisable avec n’importe quelle monnaie) qui reproduit au mieux possible les propriétés de l’argent liquide, en étant basé sur un système d’échange de jetons porteurs de valeur, plutôt que sur un registre.

Pablo (UCL Saint-Denis)

[1Ce « consensus » n’a pas grand-chose à voir avec la notion habituelle : l’idée est juste que tout le monde voit la même chose, pas que tout le monde soit d’accord, politiquement par exemple, avec cette chose.

[2Les cryptomonnaies utilisent généralement à tort le terme de « portefeuille » (wallet) pour parler de ces comptes.

[3Le nom « énergomonnaie » serait plus approprié que « cryptomonnaie ».

[4Des estimations placent la consommation énergétique de bitcoin au dessus de celle de la Norvège.

[5Cela a été mis en œuvre par exemple avec les Pyrènes, en Ariège.

 
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