Livre : Brossat, « La Résistance infinie »




Ce texte est extrait du livre d’Alain Brossat, La Résistance infinie.

À la lumière des événements marquants, nationaux et internationaux, qui ont scandé l’actualité de ces dernières années, en particulier depuis le 11 septembre, l’auteur interroge la notion de politique dont l’apparition créatrice et spontanée contrarie toujours le consensus « démocratique » des sociétés occidentales contemporaines. Pour être à la hauteur des enjeux d’une résistance infinie à la dérive de plus en plus autoritaire des États, il en appelle à l’invention d’un langage qui se situera du côté du sauvage et de l’imprésentable, avec l’irruption de la « plèbe », des « sauvages »...

Dans l’extrait que nous reproduisons, il s’interroge sur l’élection présidentielle de 2002, et en particulier sur la situation politique entre les deux tours, y critiquant la posture « républicaine » et y voyant, à tort ou à raison, - mais la question a le mérite d’être posée crûment - un « affaiblissement de la capacité politique des masses » et une « croissance de l’étatisation des esprits et des pratiques ».

Républicains, encore un effort pour en finir avec la République

« Le cerveau de l’imbécile n’est pas un cerveau vide, c’est un cerveau encombré où les idées fermentent au lieu de s’assimiler, comme les résidus alimentaires dans un colon envahi par les toxines. Lorsqu’on pense aux moyens chaque fois plus puissants dont dispose le système, un esprit ne peut évidemment rester libre qu’au prix d’un effort continuel. » Georges Bernanos, La France contre les robots (1944)

Ce devait être une formidable mobilisation en défense de la République en danger, le retour d’un élan sublime et récurrent depuis Valmy et les soldats de l’an II. Les gigantesques manifestations du 1er mai et le ton de la masse qui s’y exprima entretinrent brièvement l’illusion d’une telle dynamique - celle de l’irruption d’un mouvement populaire tel que, dans l’événement même de son surgissement, se trouvent instantanément révoquée la situation sclérosée et mis à nu l’insupportable « état des choses », les choses comme elles vont en tant que l’intolérable même (juin 36, mai 68, novembre-décembre 95 pour une part).

Et puis, ce ne fut, cinq jours plus tard, que cet informe et ignoble attroupement de la panique et la trouille autour du nom de Chirac. Ce pouvait être dans le moment de fusion de la masse (la communauté perdue/retrouvée), le point d’inversion à partir duquel s’énonce une nouvelle règle ou, du moins, se produit un nouveau lancer de dés. Ce fut, au prétexte d’un illusoire sauvetage, d’une fantasmagorie d’état d’urgence absolu, la formation de cette masse de fuite (Elias Canetti), cette débandade en forme d’entassement anomique autour du plus inconsistant des hommes providentiels. Ce pouvait être, une fois encore, le début d’un « joli mois de mai » ; et ce fut une pauvre paraphrase de l’exode - un juin 40 d’opérette, en somme.

Impossible, du coup, de ne pas se poser la question : cette masse du 1er mai qui, loin de prendre acte de sa force et de sa capacité propre (de sa capacité à prendre la situation en mains), s’imagine conjurer une catastrophe imminente en se subordonnant sans condition - devant quoi s’enfuit-elle, au juste, de quoi s’allège-t-elle dans cet acte compulsif qu’est le plébiscite en faveur de Chirac ?

N’est-ce pas devant sa propre force qu’elle défaille, devant cela même qui la singularise en tant que masse ouverte (l’aptitude à interrompre le cours des choses, à exposer le scandale du monde tel qu’il va, bref à faire histoire), n’est-ce pas de sa constitution proprement politique qu’elle se déleste toutes affaires cessantes en se convertissant, aussitôt qu’elle a découvert sa propriété singulière (faire apparaître une scène nouvelle qui renvoie l’existant au magasin des antiquités), en troupeau impensant, soumis, autodéfait, enchaîné de son propre mouvement au char du vainqueur de circonstance ?

Un retournement qui, nécessairement, appelle cette autre question : qu’en est-il de la masse aujourd’hui ? Quelque chose comme un cap aurait-il été franchi dans l’affaiblissement du politique, au point que la masse ne puisse plus se former, y compris dans les circonstances qu’elle-même place sous le signe de l’état d’urgence, que comme rassemblement voué à faire rempart de son corps face à la mauvaise exception (Le Pen entendu comme fourrier du fascisme), c’est-à-dire à défendre l’existant contre la division, l’inconnu menaçant, etc.?

Le propre de la démocratie consensuelle est de rendre inarticulable la division comme mode opératoire du politique (entendu ici comme « l’autre » du culturel, dont la vocation est de rassembler sans distinction), et la production réglée d’un tel empêchement est, entre autres, la tâche de l’Etat. Mais ici, il s’agit d’autre chose : la masse se forme elle-même, de son propre mouvement, mue par une émotion commune, un sentiment d’urgence partagé - aucun travail d’appareil, aucune objurgation de ténor politique ne pouvaient faire que, ce 1er mai, se rassemblent dans la rue, à Paris et en province, dix, vingt ou cent fois plus de manifestants que les années précédentes ou à l’occasion d’événements récents des plus graves, comme ceux du Proche-Orient.

Il y a donc bien cet irréductible mouvement propre de la masse qui se forme, mais pour échouer aussitôt à se doter d’une subjectivité politique propre : le piège du « vote anti-Le Pen » (= pro-Chirac) sans alternative se referme aussitôt sur elle, la plaçant dans l’instant à nouveau sous l’autorité et la tutelle des maîtres faillis (dont la faillite est cela même qui a conduit à la situation d’urgence).

La notion même du « sans alternative » est le sceau que les dominants apposent sur le corps de la masse : là où la masse va être à l’unisson avec les maîtres à propos de ce motif (« on n’a pas le choix ! »), le troupeau acéphale se reforme, la masse s’agrège sur un mode gélatineux au lieu de se délier des conditions de la massification ordinaire, telle que la produit la machine du consensus (l’appareillage consensuel) et la réaction panique se substitue à la capacité de la masse à percer à jour la situation dans une intuition immédiate. Une capacité qui, pourtant, s’est montrée si fréquemment dans le passé... « Il n’y a pas le choix ! » est aujourd’hui, et quel que soit l’hétérogénéité des circonstances, le paraphe de l’extermination de la politique : c’est la formule sans appel avec laquelle le FMI et la Banque mondiale, les tenants de la démocratie de marché et les philosophes de l’histoire à la Fukuyama entendent désarmer toute critique radicale des formes, moyens et objectifs de la poussée de « modernisation » en cours.

Il est significatif qu’une telle formule se soit retrouvée sur les étendards de tous les partisans de l’« antifascisme » bien tempéré qui l’a emporté, si l’on peut dire, le 5 mai. Une approche praxique de la politique montre qu’au contraire, il y a toujours des choix, des choix stratégiques ou tactiques à opérer, ce qui est tout autre chose que le dépli radieux de la grande Alternative. Même dans les conditions extrêmes, c’est ce que montrent les écrits d’Antelme, Rousset, Levi, Chalamov et bien d’autres, l’individu qui affronte politiquement le monde est amené à faire des choix qui visent des effets pratiques et ont un fondement éthique.

Le slogan « il n’y a pas le choix ! » est, dans le cas qui nous occupe, la profession de foi de l’agrégat qui a fait le choix de l’inaction et de l’abandon face à la supposée situation d’urgence. Il signifie en fait : ce n’est pas à moi, pas à nous de régler le problème Le Pen, c’est au grand Autre tutélaire et assuranciel, c’est-à-dire l’État.

Car Chirac, en l’occurrence, auquel est confié l’unique mandat de soigner ce douloureux panaris au doigt de la nation, c’est bien l’État. Ce n’est même rien d’autre que cela, tant le personnage, dans son abyssale inconsistance personnelle, ne vaut, face à la nation, que comme la pure et simple incarnation de la capacité étatique, du commun ou du quelconque de l’État en tant que puissance supposée protectrice. Mais là était bien l’absolu contresens historique : s’il est une force qui, jamais, en aucune circonstance, n’a défendu sa propre population contre un vrai danger fasciste, c’est bien l’État.

Tout cet épisode ne serait que grotesque s’il ne mettait en lumière la relation entre l’affaiblissement de la capacité politique des masses, de l’élément populaire et la croissance de l’étatisation des esprits et des pratiques, tant au niveau individuel que collectif. Jamais les individus et les groupes n’ont autant qu’aujourd’hui pensé leur destin aux conditions de l’État, dans la langue de l’État, jamais l’autoréalisation des uns et des autres n’a été aussi étroitement quadrillée, matériellement et spirituellement, par la discipline étatique.

Alain Brossat

  • Alain Brossat, La Résistance infinie, Éditions Lignes et Manifestes, 2006, 184 pages, 17 euros.
 
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