Chroniques du travail aliéné : Raymond, gestionnaire de stock




La chronique mensuelle de Marie-Louise Michel (psychologue du travail)


<titre|titre="Je ne suis plus du tout convaincu">

“J’ai des migraines épouvantables, je ne dors plus ou très mal, j’ai des nausées. Mon médecin m’a fait passer une IRM, des Dopplers, mais je n’ai rien… Je suis épuisé. À l’usine je travaille dans un bureau devant un ordinateur, sans lumière du jour. On est entassés. On doit déménager depuis longtemps, mais l’entreprise n’est pas “ très en forme ”. Début juin, le médecin du travail m’a dit de m’arrêter. Je ne m’étais jamais arrêté. À mon poste, c’est trop délicat. Depuis mon retour ma chef a changé de comportement : elle m’envoie des e-mails sans arrêt, avec ma “ charte de travail ” en pièce jointe ! Elle est tout le temps de mauvaise humeur, elle parle n’importe comment. Le médecin du travail m’a envoyé voir un expert en harcèlement moral. Il m’a dit qu’il fallait que je supporte tant que je pouvais… Je suis revenu à mon poste, j’ai continué à composer. Il y a des moments où je m’enfonce.

Il y a quelques années, j’allais volontiers au travail. J’aimais ça, prévoir tout pour qu’il ne manque rien. J’ajustais pile. Il fallait être au courant de tout et puis fournir aussi bien pour le courant que pour un dépannage quand ça se passe mal… Mais je ne suis plus du tout convaincu. J’ai 52 ans. Je suis dans une entreprise théoriquement sur le point d’être vendue, et ça fait des mois que ça dure. On baisse les effectifs, on prend des intérimaires, on fait partir en préretraite. Moi, pour l’instant, on ne m’a rien demandé.

Ici, les licenciements n’ont pas cessé depuis dix ans, sauf pendant cinq ans où on a eu un directeur qui connaissait le métier ; autrement on a des directeurs de passage… Actuellement je pare au plus pressé, je ne fais pas tout. Mais j’ai de plus en plus de travail pour ajuster les stocks à la semaine. Les commerciaux vendent et promettent des délais très courts et moi, derrière, je maltraite les fournisseurs. On les mène par le bout du nez…. Il y a trois semaines, la responsable du magasin a fait une tentative de suicide dans son bureau. C’est sûr : on a réduit les délais de fabrication de moitié, c’est impossible à tenir pour elle. À côté de ça, une armoire a flambé chez un client parce qu’on avait monté la batterie à l’envers… Les intérimaires sont de plus en plus jeunes, on ne les connaît pas. Ils ont même réduit les contremaîtres…

Je travaille à l’approvisionnement, et un matin ma chef me dit : “ L’usine est bloquée, il n’y a plus telle pièce. ” Ils ne comprenaient pas le problème… Deux semaines avant, je les avais pourtant informés que je n’arriverais pas à faire le travail, vu l’augmentation de la charge. La production a été multipliée par deux en un an… J’ai quand même arrangé ça, il n’y a pas eu de cata. Ça ne les a pas empêchés de m’envoyer des e-mails comme quoi je n’avais pas fait mon travail, et tout ça… J’ai rédigé une réponse circonstanciée… Et puis je ne l’ai pas envoyée. On va dans le mur. ”

* Seul le prénom a été modifié, le reste est authentique.

 
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