Lire : Kosmann, « Sorti d’usines. La ’’Perruque’’, un travail détourné »




La perruque, c’est l’utilisation de matériaux et d’outils par un.e salarié.e sur le lieu de l’entreprise, pendant le temps de travail dans le but de fabriquer ou transformer un objet en dehors de la production réglementaire de l’entreprise. Robert Kosmann, ancien salarié de Renault, témoigne.

Robert Kosmann est aujourd’hui retraité. Ancien ouvrier professionnel chez Renault Saint Ouen, syndicaliste CGT, il sera licencié lors de la fermeture de l’usine en 1991. Il militera ensuite au sein de Solidaires. Après des études universitaires en histoire, il participe, entre autres, à la rédaction de biographies pour le Maitron.

Ancien fraiseur, R. Kosmann a durant de nombreuses années « perruqué » dans son atelier et mène une recherche depuis cette époque sur cette pratique ouvrière, s’appuyant sur une lecture critique des quelques travaux d’études sociologiques et anthropologiques existants sur ce thème mais surtout sur sa propre expérience en tant que militant syndicaliste et anticapitaliste. Il a cumulé un nombre impressionnant de témoignages et documents.

Qu’est ce que la perruque ? Il s’agit de l’utilisation de matériaux et d’outils par un.e salarié.e sur le lieu de l’entreprise, pendant le temps de travail, dans le but de fabriquer ou transformer un objet en dehors de la production réglementaire de l’entreprise.

R. Kosmann prend le soin en préalable et pour éliminer toute ambigüité de distinguer la perruque du travail au noir et de la fauche dans l’entreprise parce qu’objectivement il s’agit d’un autre registre et que les perruqueurs eux-mêmes tiennent la plupart du temps à cette distinction.

Il s’agit bien d’un travail détourné, à finalité utilitaire mais également ludique. La première source officielle concernant de fait la perruque remonte à Colbert au XVIIe siècle et ses ordonnances pour pénaliser les ouvriers des arsenaux royaux qui la pratiquent.

Historiquement, la pratique de la perruque est surtout le fait d’ouvriers qualifiés ou « compagnons » aptes à mettre en œuvre un savoir-faire certain. La rationalisation du travail par le taylorisme n’empêchera pas cette transgression des normes industrielles de production grâce à ces interstices ou zones grises que permet justement la nécessaire ré-interprétation par les ouvriers des règles formelles pour effectuer correctement et efficacement les tâches de production.

Bien sûr, pour le patronat, la perruque a toujours été et est encore considérée comme un détournement (matières, temps de travail…) illégal. Pour autant, R. Kosmann ne fait pas l’impasse sur l’ambigüité relationnelle entre ouvriers et hiérarchies existante parfois dans l’entreprise : beaucoup de membres des hiérarchies instaurent une relative souplesse en terme de contrôle social en contrepartie de « commandes » d’objets fabriqués en perruque pour leur propre compte.

Même souplesse pour les objets fabriqués en perruque à forte teneur symbolique rappelant le métier exercé par le ou la futur.e retraité.e comme cadeau de départ offert par les collègues.

R. Kosmann relate également l’attitude quelque peu frileuse des syndicats vis-à-vis de la perruque, même si de nombreux syndicalistes de terrain ont été et sont des perruqueurs, de par la gêne à légitimer une pratique transgressive.

La perruque n’était et n’est pas que le fait de l’ouvrier professionnel-qualifié-masculin de grandes industries de production industrielle mais aussi d’ouvrières : témoignages dans le livre chez Bata, Renault, Moulinex, Bella. Pour cette dernière société de fabrication de poupées disparue au cours des années 80, une photo d’une « poupée de lutte » créée en perruque bien sûr par les ouvrières en grève.

Pour autant, R. Kosmann critique à juste titre l’analyse de certains sociologues analysant la perruque comme, en dernière instance, facteur de régulation sociale dans l’entreprise et donc, in fine, comme inhibiteur de conflits sociaux : « La pratique de la perruque remet en cause la légitimité du pouvoir patronal à disposer de la propriété privée des moyens de production... »

M. Haraszti, tourneur-fraiseur en Hongrie à l’époque du « rideau de fer » dans une entreprise de fabrication de tracteurs (le salaire aux pièces conçu comme mode de production socialiste par excellence par les bureaucraties totalitaires) évoque la perruque comme pratique généralisée : « La plupart des amitiés naissent d’une perruque faite en commun… On a plaisir à raconter et à entendre des histoires relatives aux préparatifs effectués en perruque : sans doute parce que ce travail-là, nous le planifions nous-mêmes et l’exécutons comme bon nous semble. »

Au delà des perruques « utiles », R. Kosmann en dresse une liste impressionnante, il cite les « perruques de grève » ainsi le « Chomageopoly », jeu imaginé par les ouvrières de chez LIP mis en vente pour soutenir l’action des LIP ou, plus prosaïquement, des salarié.es qui perruquent au grand jour pour leur compte ou les collègues, sachant que la boite va disparaître.

Enfin et ce n’est pas négligeable, les perruques dites ludiques sans finalité utilitaire et dans lesquelles s’expriment une réelle créativité. R. Kosmann en livre de nombreux exemples et témoignages. Le couple créativité-autonomie mis en œuvre dans la perruque exprime une réelle résistance culturelle au mode de production capitaliste dans l’entreprise, que qualifie ainsi la sociologue N. Gérôme citée par l’auteur : « La perruque est l’expression de la compétence professionnelle indissociable d’une esthétique professionnelle. »

Enfin, R. Kosmann pose le problème de l’avenir de la perruque dans le monde industriel d’aujourd’hui : robotisation et éclatement géographique des grandes entreprises de productions industrielles, minorisation de « l’ouvrier-masse », multiplication de la sous-traitance, structuration des lieux de production en open space (difficulté de se planquer de la hiérarchie pour perruquer), rationalisation et contrôle informatique de l’accès aux matières premières ainsi qu’aux outils et machines-outils, intensification du travail...

R.Kosmann estime que la révolution numérique signifie « nouvelles technologies, nouvelles perruques » :

« Il est peu probable qu’on inclue dans les programmes de l’« intelligence artificielle » la perruque, la transgression, la poésie ... et l’imagination qui est une composante essentielle des perruqueurs fera toujours défaut aux « machines intelligentes. »

Il n’en reste pas moins que cette perspective de la perpétuation de la perruque sous de nouvelles formes dépendra aussi du rapport de forces dans l’entreprise.

Laissons la conclusion à l’artiste Jan Middelbos, cité par R.Kosmann, qui se définit comme « anarcho-perruqueur » :

« Ainsi les différentes manières d’agir des perruqueurs ne se distinguent pas radicalement de celles des ouvriers de l’Espagne révolutionnaire et antifasciste de 1936 qui recyclèrent, par exemple, les usines Hispano-Suiza en atelier de blindage des voitures de luxe. Il n’existe entre elles que des différences de degrés. Elles procèdent d’un état d’esprit analogue, puisqu’il s’agit bien toujours de trouver une certaine liberté à produire ou transformer un objet en dehors de la production réglementaire de l’entreprise ; toute la différence – et elle est de taille – réside dans le fait que la perruque est produite par un travailleur dans le cadre d’une entreprise capitaliste traditionnelle et l’autre – la Grande Perruque –, en série, par des travailleurs qui ont fait passer l’entreprise de voitures de luxe Hispano-Suiza sous contrôle ouvrier via les comités et assemblées d’usine. »

P. Contesenne (AL BSE)

 
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