Lire : Mikhaïl Artsybachev, « Sanine »




Il s’agit d’un roman maudit, qualifié de pornographique par les censeurs tsaristes, de sorte qu’il circulait sous le manteau. Censuré aussi par les bolcheviks, qui le jugèrent anarchiste. Geneviève Dispo, sa nouvelle traductrice, nous livre ce chef-d’œuvre détesté de tant de censeurs.

Sanine, c’est à n’en pas douter un homme libre, peut-être un « Unique stirnérien » ? Individualiste et athée, il refuse de s’assujettir à quelque préjugé que ce soit, souhaitant que tous s’affranchissent de la mal-vie, du qu’en-dira-t-on, et jouissent franchement de la beauté du monde. La façon dont Artsybachev parle du plaisir sensuel est remarquable. L’aventure de sa sœur avec un bel officier occupe une part importante du récit. Sanine lui reconnaît le droit à la jouissance, et même à l’avortement, il la réconforte et la dissuade de se suicider, quand elle découvre qu’elle est enceinte d’un homme qui ne l’aime pas. Et voici ce qu’il dit à l’amoureux transi de sa sœur :
« Ecoute-moi bien, je me moque que tu épouses Lida ou que tu ailles au diable, mais j’ai seulement envie de te dire une chose : tu es un idiot ! (...) Si sous ton crâne une seule idée saine et pure avait pu exister, est-ce que tu aurais souffert autant, est-ce que tu te serais rendu aussi malheureux, est-ce que tu aurais rendu aussi malheureux les autres, également, pour le simple fait qu’une femme, jeune et libre, en choisissant un étalon, se serait trompée et se retrouvait tout aussi libre après cet acte ? Plus libre, après l’acte sexuel, d’ailleurs, qu’avant ! (...)
Je te dis cela à toi, mais tu n’es pas seul (…) Vous les idiots, vous êtes nombreux, à faire de ce monde une prison, où la vie est impossible, sans soleil, sans joie ! (...) Oh ! Vous êtes des millions ! (...) Et toi, regarde-toi : combien de fois ne t’es-tu pas trouvé couché sur la panse d’une prostituée, à gesticuler, à te tordre dans la luxure, comme un chien, au comble de l’ivresse et de la saleté ?(...) Dans la chute de Lida, il y avait de la passion, de la poésie du courage et de la force, mais chez toi ?... Quel est donc ce droit que tu t’arroges, de te détourner d’elle, toi qui te considères comme un être intelligent comme un intellectuel, comme s’il n’existait pas un abîme entre ton intelligence prétendue et la vraie vie ? »

Et plus loin, à un défenseur du christianisme, il lance : « Et l’ami ! Sous couvert du christianisme, on a commencé à sacrifier des foules dans les arènes, puis, toujours avec l’accord du christianisme, on a enfermé les fortes personnalités dans les prisons, on les a tuées, on les a poussées violemment dans les « maisons jaunes » : les hôpitaux psychiatriques ! Le sang coule, il n’a jamais cessé de couler, à tel point qu’aucune révolution au monde n’aurait pu en faire couler plus. »

« Le héros positif » d’Artsybachev n’a pas convaincu Maxime Gorki ! Tant pis pour lui. J’avoue moi, qu’il m’a séduite.

France Kadah-Theys (AL Paris-Nord-Est)

Mikhaïl Artsybachev, Sanine, L’âge d’homme, collection Classiques slaves, 2013, 411 pages, 27 euros.

 
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