Pleins feux

Russie-Ukraine : la logique meurtrière des « blocs » impérialistes




Agresseur et envahisseur, il est crucial que l’impérialisme russe se casse les dents sur la résistance ukrainienne. Et puisse Poutine être victime de sa folie des grandeurs. Mais cela ne doit pas empêcher de rappeler qu’il y a une généalogie à cette guerre, et que la mécanique des rivalités interimpérialistes et de la concurrence capitaliste a largement contribué à l’engendrer.

Poutine ne bluffait donc pas. À la stupéfaction du monde entier, le 24 février, il a déclenché contre l’Ukraine une guerre dévastatrice, la première en Europe depuis la guerre du Kosovo de 1999. Au-delà de la nécessaire solidarité avec le peuple ukrainien qui endure les bombardements, se pose la question des origines du conflit.

Pour les résumer, revenons en Ukraine en novembre 2004. Dans ce pays largement bilingue, le parti prorusse emporte les élections. Mais les soupçons de bourrage des urnes sont tels – au Donbass, qui a voté massivement pour lui, le taux de participation frôle les 99 % – que le peuple de Kiev descend dans la rue. Après plusieurs semaines de crise, un nouveau scrutin, sous contrôle international, est organisé et donne la victoire aux pro-européens. On parlera de cette épisode comme de la « révolution Orange », couleur arborée dans les immenses manifs pacifiques qui ont renversé la situation.

Euromaïdan  : une victoire de la rue au goût amer

Six ans plus tard, nouvelle alternance. Les libéraux pro-européens ont déçu : la corruption n’a pas baissé, ils se sont déchirés entre eux et, surtout… la Russie a fortement augmenté le prix du gaz. L’élection de 2010 ramène les prorusses au pouvoir. Cela conduira Kiev à abandonner un projet d’association avec l’Union européenne, au profit d’un partenariat avec la Russie. Cela déclenche, en février 2014, une immense vague de contestation : « Euromaïdan », du nom de la place Maïdan, à Kiev, occupée par la foule. Les affrontements avec la police durent plusieurs jours et font 82 morts et des centaines de blessées. Sous la pression de l’Union européenne, le président démissionne et le parti prorusse s’écroule.

Victoire de la rue donc, mais victoire au goût amer pour trois raisons. Primo, elle ramène au pouvoir des libéraux pro-européens très impopulaires dix ans après la révolution Orange. Secundo, l’extrême droite a réalisé une percée très inquiétante durant l’Euromaïdan, marginalisant dans la rue les forces d’extrême gauche, de gauche et même libérales. Tertio, cette fois, Moscou ne tolère pas le basculement de Kiev vers l’UE et entre en guerre dans les régions prorusses de l’Ukraine : en Crimée (annexée dès mars 2014) et au Donbass (où sont créés deux protectorats, à Donetsk et à Lougansk). L’armée ukrainienne tentera sans succès de reprendre le Donbass, les combats avec les séparatistes prorusses appuyés par le Kremlin se soldant par plus de 13000 morts en six ans.

Soldats ukrainiens durant les affrontements avec les séparatistes prorusses pour le contrôle de l’aéroport de Donetsk, en 2014
Photo : Sergei Loiko

Des accords de paix, signés à Minsk en 2014-2015, ne seront respectés par aucune des parties et le conflit se poursuivra à basse intensité. Mais l’impérialisme de Poutine fait exploser le sentiment antirusse et entraîne une politique d’« ukrainisation » du pays  : les vieilles statues soviétiques sont déboulonnées, les rues sont rebaptisées, le PC est interdit, l’ukrainien devient seule langue de l’enseignement. Une loi mémorielle réhabilite par ailleurs l’ensemble des indépendantistes du passé... y compris les partisans pronazis de Stepan Bandera en 1941-1944. L’extrême droite paraît alors plus forte que jamais, et le parti Svoboda participe même quelques mois au gouvernement provisoire.

La Vague dégagiste de 2019 porte Zelensky au pouvoir

Cinq ans plus tard, le marasme économique et politique provoque une vague « dégagiste ». À la présidentielle de 2019, prorusses et pro-européens sont balayés, l’extrême droite tombe à 1,62 %, et c’est un outsider, l’acteur Volodymyr Zelenski, qui l’emporte par 73,22 % des voix au 2e tour, sur un programme de lutte con­tre la corruption et d’apaisement avec la Russie. Mais finalement, Zelensky officialise la candidature de l’Ukraine à l’UE et à ­l’Otan. La suite de l’histoire est connue  : à l’automne 2021, Vladimir Poutine exige que l’UE, l’Otan et Kiev promettent que ces adhésions n’auront jamais lieu. Et masse des troupes à la frontières. Au terme de quatre mois de pourparlers, Moscou déclare la guerre.


Tout le dossier sur l’Ukraine


La faute originelle de l’Otan

Pour se justifier, le Kremlin parle d’une « guerre défensive » face à l’expansion de l’Otan. Même s’il s’agit d’un prétexte à son propre impérialisme, il y a bien une faute originelle de l’Otan, qu’il faut souligner : lorsque le pacte de Varsovie a été dissous, en 1991, l’Otan, devenue sans objet a pourtant été maintenue, donnant l’impression que la Guerre froide se poursuivait. Entre 1999 et 2004, 10 pays de l’Est ayant subi l’impérialisme soviétique rejoignent l’alliance, se bousculant pour se placer sous le parapluie américain.

Les grandes puissances se disputent des « zones d’influence », font des transactions dont les premières victimes sont les petits pays et, dans chaque camp, les peuples. Soldat ukrainien dans le Donbass, en 2015.
Photo : Roman Nikolaev

L’agressivité russe

En 2002, Moscou a refondé une alliance militaire – l’OTSC – avec cinq autres États de l’ex-URSS, pour « sanctuariser » ce qui reste de la zone d’influence russe. Cela est aussi passé par des interventions militaires  : occupation de la Moldavie depuis 1991  ; deux abominables guerres coloniales en Tchétchénie (1994-1996, puis 1999-2005)  ; protectorat sur deux régions de Géorgie (d’où une guerre en 2008)…

En 2007, à la conférence internationale de Munich sur la sécurité, Poutine a clarifié publiquement son objectif  : il s’agit pour l’État russe de revenir à un monde multipolaire, où il n’y aurait plus « un unique maître, un unique souverain ». L’autocrate se voit comme le restaurateur de la « Grande Russie » dont les frontières correspondent à celles des tsars et de l’URSS. Cette ­nostalgie de « l’Empire » est ­idéologiquement imprégnée d’un « néo-eurasisme »  [1] exaltant les « valeurs traditionnelles » – religion, patriotisme, militarisme, patriarcat... – face à un Occident décrit comme moralement décadent.

L’engrenage impérialiste

La logique des « blocs » se poursuit donc. Certes, ces blocs sont désormais tous capitalistes et de dimensions inégales, avec un impérialisme US planétaire et un impérialisme russe « de voisinage », mais les consé­quences sont les mêmes. Les grandes puissances se disputent des « zones d’influence », des « chasses gardées », font des transactions dont les premières victimes sont les petits pays et, dans chaque camp, les peuples. Aujourd’hui ce sont les 3 millions de réfugiées d’Ukraine, les milliers de morts – ukrainiens et russes – sur le champ de bataille, les milliers de pacifistes russes emprisonnées, les sanctions économiques qui frappent d’abord les pauvres, et qui ont des répercussions dans le monde entier.

Depuis le début des années 2000, l’Ukraine a été un espace de rivalités inter-impérialistes, où la Russie et l’Union européenne ont encouragé et financé leurs partisans. Il faut le dire, même si cela ne doit pas conduire à considérer que tout ce qui se passe en Ukraine est « fomenté de l’extérieur », ce qui reviendrait à nier l’auto-activité des forces politiques ukrainiennes. Avec sa guerre, Poutine va sans doute relancer l’Otan. Or, la meilleure politique de paix, ce serait la dissolution conjointe de ces alliances militaires, le désarmement et le respect de l’autodétermination des peuples.

Gabriel (UCL Amiens), avec la commission journal

[1« Eurasie, le “choc des civilisations” version russe », Le Monde diplomatique, mai 2014.

 
☰ Accès rapide
Retour en haut