Culture

Lire : Edouard Louis, « Changer : méthode »




Depuis quelques temps, une nouvelle sorte de littérature émerge, qui s’échappe un peu du cadre de la fiction pour y laisser poindre une incarnation plus nette des auteurs ou des autrices. Comme une volonté d’investir le réel pour mieux le décrire dans toute sa brutalité. Le dernier roman d’Edouard Louis est un parfait exemple de ce phénomène.

Il y a encore quelques années, nombre de critiques littéraires se moquaient volontiers des écrivaines délaissant la fiction pour le récit autobiographique, y voyant au mieux un manque de créativité, au pire une paresse de l’esprit synonyme d’indigence. Cette petite musique, nous l’entendons désormais un peu moins, peut-être parce que cette volonté de plus en plus prisée de s’adresser sans détour au public témoigne d’un désir d’inventer un nouveau langage qui n’a plus pour but de montrer le réel mais de nous amener à nous y confronter davantage. Édouard Louis est aujourd’hui un des écrivains qui incarne le mieux cette ambition. Celle-ci traverse du reste toute son œuvre au croisement de la littérature et de la sociologie.

Changer : méthode, sorti l’automne dernier, s’inscrit dans cette veine et aborde la problématique du transfuge de classe, question dont nombre d’écrivaines se sont emparé ces dernières années, telles Maryam Madjidi (Pour que je m’aime encore [1]) ou Magyd Cherfi (Ma Part de Gaulois [2]). Annie Ernaux avait ouvert la voie dans les années 1980 avec La Place [3].

Éloge de la fuite

Édouard Louis raconte le projet qui a mobilisé toutes ses énergies d’adolescent, puis de jeune adulte, celui de changer de vie pour échapper à la violence à la fois symbolique et bien réelle de la pauvreté, de l’homophobie, ainsi que d’un « racisme obsessionnel » de sa campagne picarde dans laquelle l’extrême droite prospère depuis plusieurs décennies.

Les rencontres jouent un rôle décisif dans cette quête, qu’elles soient individuelles ou qu’elles prennent la forme du collectif (théâtre, clubs, associations, politique) parce qu’elles offrent la possibilité d’exister, d’être pris en compte, de trouver sa place dans la société

Changer de lieu, de visage, de façon de parler, de marcher, se défaire de son accent, de son prénom, puis de son nom, assumer son homosexualité. Changer tout, reconstruire son existence sur de nouvelles bases, tout miser sur les études pour l’ouverture culturelle qu’elles peuvent procurer et par désir d’ascension sociale. Changer de vie… et se rendre compte que le passé résiste, qu’on ne peut pas retrancher une partie de soi-même si facilement.

Une conscience de classe qui ne le quitte pas

Certaines critiques qui ont mal lu l’œuvre d’Édouard Louis ou l’ont abordée avec condescendance ont voulu voir dans l’évocation de sa famille et de son milieu social du mépris de classe. Quelle méprise  ! Quel contresens  ! Le regard qu’il jette sur son passé est empreint de colère, de révolte, de mélancolie et de tendresse, de générosité aussi. Combats et métamorphoses d’une femme [4], dédié à sa mère – à mon avis son livre le plus bouleversant – est l’ouvrage qui exprime sans doute le mieux ces sentiments. Ce qui lui évite de basculer dans la morale bourgeoise, c’est une conscience de classe qui ne le quitte pas. Il comprend au cours de son immersion dans la bourgeoisie qu’il ne sera jamais à sa place au sein d’une classe qui cultive avec une grande violence et dans un esprit de caste la distinction sociale.

On comprend ainsi pourquoi il a voulu devenir écrivain. L’écriture a été salutaire pour lui, mais elle est aussi un moment de partage et un moyen d’émancipation mis à disposition du public. L’année 2021 a été une année prolifique pour Édouard Louis  ; on peut aussi lire ses échanges avec Ken Loach dans Dialogue sur l’art et la politique.

Je ne saurais trop conseiller la lecture de ses œuvres à tout le monde, et plus particulièrement à celles et ceux qui peinent à connecter la lutte de classe aux combats contre les autres oppressions, notamment celles qui visent les minorités de genre. Edouard Louis exprime avec les mots d’aujourd’hui, ce qu’un Daniel Guérin [5] a su incarner en son temps en mêlant dissidence sexuelle et dissidence politique.

Laurent Esquerre (UCL Aveyron)

  • Édouard Louis, Changer : méthode, Seuil, septembre 2021, 331 pages, 20 euros

[1Éditions Le Nouvel Attila, 2021

[2Éditions Actes Sud, 2016

[3Éditions Gallimard, 1983

[4Éditions du Seuil, 2021

[5Daniel Guérin, Le Feu du sang, autobiographie politique et charnelle, Grasset, 1977.

 
☰ Accès rapide
Retour en haut