Autogestion : Comment se débrouillent les « entreprises récupérées » en Argentine




Alors que la Grèce connaît ses premières récupérations d’entreprises (des hôpitaux, un journal…), la question pourrait se poser ailleurs en Europe en cas d’aggravation de la crise. Or c’est un élément crucial dans un potentiel processus révolutionnaire. Mais que se passe-t-il si celui-ci retombe ? Que risquent les travailleuses et les travailleurs qui ont « récupéré » ? Le cas argentin est éclairant.

En 2001, l’Argentine est en pleine débâcle économique et financière. […] Mi-décembre 2001, le taux de chômage dépasse les 18 %. C’est dans ce contexte de crise que des milliers de travailleurs argentins raniment le mythe de la récupération de leur outil de travail pour continuer la production. […] Au total, ce sont plus de 160 entreprises et 9 000 salarié-e-s qui ont été impliqués [1]. La moitié appartenait à l’industrie métallurgique ou à l’industrie lourde, 18 % au secteur agroalimentaire et 15 % aux services, dans les domaines de la santé, de l’éducation et du tourisme.

La récupération a d’abord été une réponse pragmatique des salarié-e-s face à la fermeture de leur entreprise. […] « Nous étions dans une situation où l’hôtel allait fermer. Nous savions qu’il ne nous serait pas possible de retrouver un emploi ailleurs vu le contexte économique. Le seul moyen de nous en sortir était donc de continuer à faire fonctionner l’hôtel » explique Diego Ruarte, de l’hôtel Bauen, une entreprise de 150 salariés récupérée en 2003. Dans la majorité des cas, la récupération n’a pas été sans heurt : occupations des locaux pendant de longs mois, affrontements avec la police. Parfois, le passage s’est fait dans le cadre d’un accord avec les anciens propriétaires qui […] ont préféré laisser l’entreprise à leurs salarié-e-s plutôt que de la voir disparaître.

Égalité totale des salaires

La grande majorité des entreprises récupérées (94 %) ont adopté le statut de coopérative de travailleurs, équivalant de nos Scop françaises. Allant souvent plus loin dans l’esprit coopératif, les entreprises récupérées se réclament du mouvement autogestionnaire. Dans la pratique, cela se manifeste dans le mode de décision et dans une redistribution plus égalitaire des ressources : 56 % d’entre elles pratiquent une égalité totale des salaires, quelle que soit l’ancienneté ou les compétences techniques des salarié-e-s. De plus, l’organisation hiérarchique traditionnelle dans le cadre du travail a souvent évolué vers des modes d’organisation plus transversaux. Ainsi, les assemblées de travailleurs sont partie prenante de la gestion quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle des entreprises. […]

Sous la pression populaire, l’État a légiféré au cas par cas, expropriant les anciens propriétaires […] au profit de leurs anciens salariés. Mais, jusqu’à aujourd’hui, il n’a pas versé aux anciens propriétaires l’indemnisation qui leur était due, rendant incertaine la valeur juridique de l’expropriation. […] Ce manque de décision politique claire est la plus grande source d’instabilité pour les entreprises récupérées. En l’absence de propriété définitive de leur outil de travail, elles ne peuvent avoir accès au crédit bancaire classique. Elles sont donc contraintes de se retourner vers des sources de financement irrégulières ou inadéquates : micro-crédits de la part d’ONG, crédit-bail, prêts de particuliers. Ces difficultés de financement […] entraînent une sous-production chronique des entreprises récupérées. […]

Formation des productrices et producteurs

La reprise en main de l´entreprise a également nécessité un important travail de réorganisation et de formation des travailleurset des travailleuses. Souvent, ne sont restés dans les entreprises que les salariés les moins formés, ceux et celles pour lesquelles il était le plus difficile de trouver un emploi ailleurs. Les ouvriers et les techniciens ont donc dû se débrouiller pour gérer l´entreprise après le départ des cadres et du personnel administratif, plus jeunes et plus diplômés. […]

En dépit de ces difficultés, la récupération de leur entreprise par les travailleurs a été un succès dans la grande majorité des cas. L’ensemble des entreprises ayant obtenu l´expropriation depuis 2001 continuent à fonctionner. […] En 2007, 60 % des entreprises récupérées produisent plus de la moitié de ce qu’elles produisaient avant la récupération, contre 40 % en 2004. De même, elles sont aujourd’hui 40 % à produire entre 90 % et 100 % de ce qu’elles produisaient avant la récupération, contre seulement 6 % en 2004. […]

Laurent Bruggeman

[1Ruggieri, Andrés, et al. « Las empresas recuperadas. Autogestion obrera en Argentina y America Latina, » Universidad de Buenos Aires, 2009.

 
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