Égypte : Une guerre civile latente ?




Peu de personnes anticipaient l’ampleur des manifestations égyptiennes du 30 juin dernier et le coup d’État qui s’en est suivi. Voici l’analyse qu’en livre Yasser Abdelqawi, militant du Mouvement socialiste libertaire, depuis l’Égypte.

Depuis août 2012, les partisans de l’ancien régime de Moubarak (les Felouls) ont suivi une règle de déstabilisation redoutable : descendre dans les rues aussi nombreux et aussi longtemps que possible, pour créer un maximum de chaos, de façon à ce que l’armée soit obligée d’intervenir contre le pouvoir des Frères musulmans. Jusqu’au 30 juin dernier, cette formule de déstabilisation (qui n’englobe en aucun cas toutes les contestations contre les Frères musulmans au pouvoir !) ne débouchait que sur quelques échauffourées.

Ce qui a changé le 30 juin, c’est qu’une campagne large, débutée dès janvier 2013, a été menée par les partisans de l’ancien régime, avec des affiches portant des slogans comme : « Ton armée a besoin de toi », « Secours ton pays », etc., et avec des distributions de tracts massives à chaque événement contestataire. Les leaders de ces groupes sont réputés proches des institutions militaro-policières. Les formations politiques soutenant la révolution contre Moubarak ont participé à cette campagne, ce qui a rendu encore plus flou le mouvement et le but des partisans de l’ancien régime. Ainsi, rapidement, un mouvement s’est créé et porte le nom de Tamaroud  rébellion » en arabe).

Un coup d’État inattendu

Malgré tout cela, personne ne pensait que Abdel Fatah al-Sissi, ministre de la Défense et commandant en chef de l’armée égyptienne, allait faire un coup d’État contre les Frères musulmans. Al-Sissi est catalogué comme étant proche de l’islamisme politique [1], dans les analyses et articles décortiquant son parcours. Les médias nostalgiques de l’ancien régime tiraient eux aussi à boulets rouges sur lui lors de sa nomination en tant que ministre de la Défense, car il est de tendance islamiste, et parmi ses proches on trouve d’anciens cadres des Frères musulmans. Ceci au point que les Felouls (partisans de l’ancien régime) comptaient sur le chef de l’état-major Sadki Sabhi pour faire un putsch, lequel commencerait par évincer Al-Sissi et puis Morsi. Ajoutant à cela que l’armée n’avait pas grand intérêt à faire ce putsch, du fait de la protection de l’ensemble de ses intérêts économiques et politiques depuis la chute de Moubarak, de la fragilité du gouvernement Morsi, et des cadeaux que celui-ci faisait à l’armée pour l’amadouer.

Sauf que la bureaucratie, présente dans les institutions égyptiennes et gardant toujours des traces de l’ancien régime, a tout mis en œuvre pour dynamiter la vie économique, sociale et politique en Égypte. Le nombre de coupures d’électricité par jour bat des records, la crise de rupture de distribution de gaz présente depuis l’ère Moubarak s’est approfondie, et les services publics fonctionnaient au ralenti. Il n’est pas étonnant de voir que les ministres chargés de l’énergie et du pétrole sont restés les mêmes après la chute de Morsi.

« Si l’armée intervient, l’Égypte reviendra 40 ans en arrière ». Datant de juin dernier, ces paroles sont celles d’Al-Sissi : elles répondaient aux interpellations demandant l’intervention de l’armée. Mais d’une part la pression du mouvement Tamaroud (toujours noyauté par les Felouls) et d’autre part la dynamique impliquant diverses formations politiques (des libéraux aux trotskystes en passant par les salafistes d’Annour), engrangeant toutes deux derrière elles une partie importante de la population, le tout s’ajoutant au défi et à la sourde oreille de Morsi contre ces protestations, ont fini par avoir raison de la patience de l’armée. Dans les coulisses, l’état-major de l’armée a dû connaître beaucoup de tensions entre les gradés militaires, comme l’a avoué l’ancien militaire Sameh Seif Alyazal, qui participe à des émissions d’analyses politiques. En effet, si Al-Sissi n’avait pas répondu favorablement aux demandes d’intervention de l’armée, celle-ci aurait connu des divisions, voire des règlements de compte en son sein.

Les suites du coup d’État

Là où l’organisation des Frères musulmans avait beaucoup de difficultés à exercer le pouvoir, elle s’est retrouvée comme un poisson dans l’eau après le coup d’État ; car loin de causer la chute de l’organisation, le coup d’État a poussé les Frères musulmans à mobiliser massivement ses militants et sympathisants, à se réapproprier les rues, à faire de certaines places, comme Rabia Al Adaouya et Annahda, leurs points de ralliement en appelant les citoyens et citoyennes égyptiens à défendre la légitimité du choix démocratique.

L’affrontement entre d’une part les nouvelles structures de l’État égyptien dirigé par l’armée et d’autre part les Frères musulmans est un combat pour le pouvoir, plutôt qu’un combat de classe ou d’orientations économico-politiques, avec pour les Frères musulmans une petite touche de religiosité.
Par ailleurs, les médias, qui sont aux mains de nombre d’anciens du régime Moubarak, se sont déchaînés contre les Frères musulmans jusqu’à atteindre des summums d’aberration quand ils ont commencé à s’attaquer aux Palestiniennes et Palestiniens , aux réfugié-s syriennes et syriens, et à considérer la révolution du 25 janvier 2011 contre Moubarak comme un échec que le 30 juin est venu réparer. Après cela, ce fut le massacre (environ deux mille morts) de Rabia Al-Adaouiya, résultat de l’intervention de l’armée pour mettre fin au sit-in permanent des Frères musulmans sur cette place.

Développer les revendications sociales

Deux mois après le coup d’État, les Frères musulmans sont toujours dans les rues, et l’armée est omniprésente. Sachant que le combat se cristallise entre les Frères musulmans et l’armée, et que tout révolutionnaire doit choisir son camp, la seule issue est l’implication dans les revendications sociales. Or l’armée nous donne un aperçu de sa gestion des conflits sociaux, avec une violence extrême contre les travailleuses et les travailleurs, en réprimant les rassemblements et les grèves à l’intérieur des usines.

Politiquement, aucun retour en arrière n’est possible, donc les chances d’un accord entre l’armée est les Frères musulmans sont inexistantes, et économiquement la situation égyptienne est catastrophique. Tout ceci conduit à une guerre civile latente, qui risque d’être longue.

Yasser Abdelqawi (mouvement socialiste libertaire)
Traduit de l’arabe par Marouane Taharouri

[1Voir l’article de Robert Springborg « Sisi’s Islamist Agenda for Egypt » du magazine américain Foreign Affairs : www.foreignaffairs.com/

 
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