Essai : La lutte et l’entraide




Dans cet essai, Nicolas Delalande revient sur un siècle de solidarité pendant lequel les ouvrières et ouvriers ont tissé un réseau de lutte à travers différentes organisations internationales

« Groupons-nous et demain l’internationale sera le genre humain » pourrait
résumer le leitmotiv de l’Association internationale des travailleurs (AIT) créée en 1864 à Londres alors capitale du capitalisme et de l’anticapitalisme. Née
de la volonté de militantes venues d’horizons divers c’est
une structure au service de la solidarité ouvrière que nous
décrit Nicolas Delalande dans son ouvrage La Lutte et l’entraide et sous-titré « L’Âge des solidarités ouvrières » publié aux éditions du Seuil.

Afin de nous proposer une approche différente de l’historiographie
militante des années 1960-1970 qui mettait
davantage en exergue les oppositions idéologiques entre Marx
et Proudhon puis Bakounine,
entre centralisation et fédéralisme pour faire court, l’auteur
envisage d’autres entrées qui ont le mérite d’être toutes
aussi pertinentes. En effet, dans une première partie intitulée
« Le temps des expérimentations », Nicolas Delalande décrit la
façon dont la solidarité va concrètement opérer au sein
de l’organisation.

La question morale de la monnaie

Cela implique que la question
de l’argent est au cœur des premiers développements du livre.
D’emblée, il a semblé assez
clair pour les membres de l’Internationale que la charité
comme l’impôt ne pouvaient
être retenus pour être des facteurs de solidarité. Le premier
en raison de sa religiosité et du
lien de subordination évident
qu’il implique ; le second en
raison de son étatisme, de l’obligation légale qu’il implique
et des inégalités qui peuvent en
résulter (le fameux « l’impôt
saigne le malheureux » de L’Internationale).

Nicolas Delalande insiste sur
une question fondamentale qui
est celle de la monnaie et de la
question morale que sous-tend
cet outil. L’AIT avait pour devise « Pas de devoirs sans droits, pas
de droits sans devoirs », ainsi le
fait de recevoir de l’argent
impliquait que la personne
bénéficiaire était (moralement)
tenue de faire preuve de solidarité au moment où elle en
aurait la possibilité. Cette aide
monétaire prenait ensuite
diverses formes. Lors de grandes grèves, il n’était pas rare
que soit mise en place une
souscription, c’est-à-dire un
appel aux don ; d’autres fois
étaient consentis des prêts gratuits de la part d’autres organisations, l’argent était alors prélevé sur leurs fonds propres.

Ensuite, il était nécessaire de
faire transiter les fonds. Or, en
raison de présupposés moraux
évidents, il était inconcevable
d’utiliser les outils bancaires mis
en place par le capitalisme. A qui
peut-on confier l’argent pour
qu’il traverse les frontières ?
Comment les personnes qui donnent peuvent-elles être sûres du
bon usage des sommes consenties ? Avant l’AIT, peu de liens
transnationaux existaient entre les ouvriers et ouvrières. Ainsi,
l’apprentissage de la confiance a
été nécessaire. De cela résulte le
débat sur la liberté et la gratuité
du crédit. Ce projet était porté
par Proudhon qui, malgré l’échec
de sa banque du peuple, n’a eu
de cesse de défendre ses idées
d’institutionnalisation du crédit
ouvrier.

L’auteur conclut sa première
partie dans les années 1871-1872 en s’attachant à décrire la
façon avec laquelle fut organisée la solidarité avec les communardes en exil tout en montrant en quoi ce fut un facteur
de dislocation de l’organisation.
Ce n’est bien évidemment pas
la seule cause du décès de la
première Internationale car
c’est avant tout le déroulement
du congrès de La Haye qui
marque la fin de cette expérience. C’est à cette occasion
que Marx et Engels décident de
déplacer le siège de l’AIT à New
York. Lors de ce même congrès,
sont exclus Bakounine et James
Guillaume. Par voie de conséquence, en septembre de la
même année, naît la Fédération jurassienne, aussi appelée
Internationale anti-autoritaire,
qui regroupe les anarchistes et
libertaires exclus lors du congrès de 1872.

La seconde partie de l’ouvrage intitulée Le temps des consolidations commence par la description des années de
transition entre la fin de l’AIT et
la naissance de la deuxième Internationale (1872 et 1889).
Pendant ce temps, il n’existe pas de structure particulière.
Cela étant, les pratiques expérimentées dans son cadre perdurent.

Le temps des grèves de masse

Après ce bref intermède sans
structure apparente, 1889
marque la naissance de la
deuxième Internationale. C’est
à l’occasion de l’exposition universelle à Paris que se rencontrent les mandatées pour créer
cette nouvelle organisation
qui, cette fois, sera l’union de
partis politiques nationaux,
uniques et indépendants. Une
des évolutions majeures est
due à la deuxième révolution
industrielle qui provoqua l’émergence des grands centres
productifs. Le temps où graveurs, cigariers et autres professionnelles du monde de
l’artisanat représentaient la
majorité des effectifs de l’organisation est révolu ; dorénavant ce sont les ouvrières et les
ouvriers des grandes industries
qui sont représentées. Vient alors le temps des grèves de
masse et de l’émergence d’une
véritable solidarité de classe.

C’est une des raisons pour lesquelles le débat autour des
buts et des moyens de la grève
est de plus en plus prégnant.
Car, même si celui-ci a toujours existé au sein des internationales, il prend une autre
tournure après la première
révolution russe de 1905. À
partir de ce moment le concept
de grève générale occupe une
place majeure dans les discussions. Ce temps de maturation
des pratiques de solidarités
internationales ne permet
cependant pas d’empêcher la
Première Guerre mondiale.

L’internationalisme que nous décrit l’auteur après 1914 semble prendre un autre visage. Si
plusieurs internationales coexistent, elles ont moins de vertus
concrètes et c’est, entre autres, à
travers l’anticolonialisme et l’anti-impérialisme (états-unien) que
la solidarité internationale va
s’exercer. Dans sa conclusion
l’auteur met en exergue le fait
qu’aujourd’hui la critique de la
mondialisation capitaliste est
essentiellement le fait d’organisations luttant contre les transactions financières ou le dérègle-
ment climatique, associations qui touchent peu les classes populaires.

En définitive, cet essai nous démontre qu’à un moment où
les flux d’informations et de communications étaient bien
moins mondialisés qu’aujourd’hui, des femmes et des hommes de volonté ont créé une
structure et des liens par-delà les frontières malgré les difficultés. Sans affirmer que nos
deux époques sont similaires,
Nicolas Delalande nous invite à
nous interroger sur la possibilité de créer des outils permettant de proposer une autre
mondialisation au service de la classe populaire.

Jérémy Kermorvant

  • Nicolas Delalande, La Lutte et l’entraide. L’âge des solidarités ouvrières, Seuil, février 2019, 368 pages, 24 euros.
 
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