Lire : Russell, « Le Pouvoir »




Cet ouvrage récemment publié (2003), est digne d’intérêt à plus d’un titre : les écrits, bien qu’élaborés lors d’une série de conférences en 1937, sont toujours d’une actualité brûlante ; l’auteur, Bertrand Russell, fait preuve tout au long de sa démonstration d’une lucidité rare et pertinente sur toutes les formes de pouvoir passées ou présentes. Il propose d’emblée, non sans certitude et précision, « de prouver que le concept fondamental en sciences sociales est celui du Pouvoir, au même titre que l’énergie constitue le concept fondamental en physique », et stipule par ailleurs que l’analyse des changements sociaux est « plus juste que celle qu’enseignent les économistes ».

Russell a donc analysé les formes de pouvoir qui se sont manifestées au cours de l’existence humaine, et les a regroupées par thème : le pouvoir des prêtres, celui des rois, le pouvoir économique, etc. Le Pouvoir est le moteur de l’existence humaine, il est celui donnant l’impulsion mais dont on doit se garder et se méfier sous peine d’aller au devant de sombres désillusions. Je le rappelle, ces textes datent de 1937, à la veille donc de la Seconde Guerre mondiale, et ces analyses nous permettent de comprendre « l’abîme » dans lequel le monde s’est retrouvé plongé parce que le pouvoir devient néfaste et dangereux dès qu’une minorité l’accapare et qu’au nom de soi-disantes raisons d’État, en général pour préserver l’intérêt particulier d’une classe, un gouvernement accepte des compromis malsains et inconséquents. Les autres grandes distinctions que Russell met à jour relèvent du concept du pouvoir : pouvoir traditionnel aux structures anciennes, pouvoir révolutionnaire qui s’appuie sur un groupe de gens nombreux et unis par une même croyance, un même programme, et « pouvoir nu » qui résulte uniquement des pulsions de domination d’individus ou de groupes ; et l’auteur de citer le cas d’une société démocratique, où le pouvoir n’est pas nu à l’égard des partis de l’opposition, mais l’est par contre à « l’égard de l’anarchiste convaincu ».

En ce qui concerne ce pouvoir démocratique, Bertrand Russell en montre les limites, d’une part parce que l’électeur a souvent l’impression que son vote est inutile et que les propositions qui lui sont faites n’ont pas de différences notables entre elles (ceci est encore d’actualité !) et que, d’autre part, la propagande influe très fréquemment sur le destin d’un parti ! Notons la lucidité de Russell, sur ce propos, qui écrit, je cite : « Les parlements ne sont plus des intermédiaires efficaces entre les électeurs et les gouvernements. Tous les stratagèmes douteux de la propagande qu’on ne ressortait auparavant que durant les périodes électorales peuvent maintenant (grâce à la radio, journaux, et aujourd’hui à la télévision...) s’employer de façon continuelle. »

Des dogmes comme source de pouvoir, le fanatisme, on en conviendra, est le plus dangereux et « a provoqué plus de désastres que de succès », qu’il trouve sa source dans la religion ou la politique, les exemples ne manquent pas pour en démontrer les avatars. Enfin, Bertrand Russell démonte les mécanismes d’influence sur l’opinion, tel celui de la publicité, pourtant si peu présente encore à son époque, mais en homme intuitif qu’il fut, il a compris quel fameux pouvoir la publicité était capable d’avoir sur l’opinion et que « comme tous les autres types de pouvoir, (la publicité) tend vers la fusion et la concentration, ce qui conduit logiquement à un monopole d’État. » Ce livre est un précieux outil de travail, de réflexion et d’analyse de la société, il est « à mettre entre toutes les mains » (dixit la quatrième de couverture). Avec conviction, je reprends ce vœu à mon compte.

Jean-Michel Bongiraud

  • Bertrand Russell, Le Pouvoir, traduction de l’anglais par Michel Parmentier, Editions Syllepse, 69, rue des Rigoles, 75020 Paris.
 
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