1912 : La CGT en grève générale contre la guerre




Le 16 décembre 1912, alors que le conflit des Balkans menace d’embraser l’Europe, la CGT mobilise ses forces pour une action préventive : la guerre, la classe ouvrière n’en veut pas. Pour les révolutionnaires, il s’agit d’un test grandeur nature. Ce sera le dernier avant 1914.

La grève générale du 16 décembre 1912, à Bourges.

Le 24 novembre 1912, alors que la guerre des Balkans a porté l’Europe au seuil d’un embrasement généralisée, l’Internationale socialiste tient en Suisse un mémorable congrès contre la guerre que Louis Aragon évoquera en 1934 dans Les Cloches de Bâle.

Mais la CGT française, d’orientation syndicaliste révolutionnaire, n’a pas souhaité aller à Bâle voter des protestations pacifistes « platoniques ». Elle a de plus hautes ambitions. En parallèle de l’événement socialiste, elle tient donc son propre congrès extraordinaire contre la guerre, à Paris.

Organisé en un temps record, c’est un succès en termes d’affluence : 750 délégués représentant 1.452 syndicats, c’est davantage qu’au congrès ordinaire du Havre, deux mois plus tôt. La salle des fêtes de la coopérative La Bellevilloise est trop exiguë pour les contenir tous.

Le but du congrès est d’organiser une grève générale préventive de vingt-quatre heures pour démontrer l’opposition du prolétariat à la guerre, et décourager le bellicisme du gouvernement Poincaré.

Surenchère anarchiste

C’est la première fois, depuis son échec lamentable de mai 1909, que la CGT tente une grève générale. Pendant la crise marocaine, en 1911 [1], les syndicalistes y avaient renoncé, constatant que la classe ouvrière n’était pas prête à se soulever. On imagine donc le poids qui pèse sur les épaules des militantes et des militants, en cette fin 1912, à l’idée d’empoigner de nouveau cette arme formidable mais si peu maniable : la grève générale.

En la matière, la CGT bute toujours sur le même obstacle : les fédérations stratégiques pour bloquer le pays – mineurs et cheminots – ne sont pas les plus volontaristes. S’il ne tenait qu’à leurs dirigeants, réformistes, le sujet ne serait même pas abordé. C’est en bonne partie pour les contourner que ce congrès extraordinaire, qui sera l’expression directe de la base, a été convoqué. Et cela marche.

La droite de la CGT s’oppose à la grève générale, mais avec peu d’assurance. Ses porte-parole s’expriment devant une salle hostile, et les grosses fédérations réformistes (Mineurs, Livre, Cheminots) ne se portent nullement à leur secours.

À l’autre extrémité, la gauche de la CGT se sent en bonne position et donne dans la surenchère, dépassant très vite la question de la grève de vingt-quatre heures pour porter le débat sur l’attitude à avoir en cas de guerre. Les militants de la Fédération communiste anarchiste (FCA) et leurs sympathisants mènent l’offensive sur le thème de l’antipatriotisme [2]. Estor (du Bâtiment de Montpellier) appelle les cheminots et postiers à saboter les voies de communication en cas de mobilisation [3]. Le terrassier Lepetit voit dans la grève de vingt-quatre heures une répétition générale qui « n’est pas tant destinée à effrayer le gouvernement qu’à donner confiance au monde ouvrier » [4].

L’intervention la plus fracassante est celle de Gaspard Ingweiller, du Syndicat des métaux de la Seine, et d’Henry Combes, des Employés [5] . Le rapport dont ils donnent lecture préconise l’édition de manuels de sabotage ; la grève insurrectionnelle en cas de guerre ; la formation de « groupes secrets de compagnons sûrs » pour passer à l’action révolutionnaire ; la réquisition ou la destruction des rotatives de la presse bourgeoise [6].

Pour Combes, par ailleurs secrétaire de la FCA, le mouvement ouvrier, s’il veut effrayer la bourgeoisie, doit moins réclamer la paix que préparer la guerre : « Il ne faut pas qu’on croie que nous avons peur de la guerre, il faut qu’on sache que nous sommes prêts, s’il y a la guerre, à faire la révolution, à réaliser la transformation sociale. » [7].

Cette attitude tribunitienne va quelque peu agacer les responsables confédéraux comme Léon Jouhaux, Yvetot, Griffuelhes, Merrheim et Dumoulin, soucieux d’obtenir une grève de vingt-quatre heures sans effrayer les délégués les plus modérés. Ce sont finalement leurs interventions qui cadrent le débat et, à son terme, la grève générale est votée par acclamation à la quasi unanimité [8]. Ce sera le 16 décembre 1912.

Le congrès se termine comme il se doit par un meeting de masse salle Wagram : 15.000 auditeurs viennent applaudir les orateurs venus de toute la France.

La rumeur d’Arracourt

Sitôt revenus chez eux, les militants s’attèlent à la tâche. Il reste trois semaines. Et il leur faut de l’ardeur car, au même moment, la ferveur nationaliste redouble dans la presse, qui monte en épingle un épisode symptomatique : la mobilisation d’Arracourt, près de la frontière allemande.

Par suite d’une erreur des PTT à Arracourt, neuf communes rurales de Meurthe-et-Moselle ont reçu, le 28 novembre, un ordre de mobilisation militaire. Or, dans une parfaite discipline, sans manifester de réticence, l’immense majorité des paysans a illico répondu à l’appel. L’événement témoigne du sentiment d’imminence de la guerre en ce mois de novembre 1912, jusque dans les campagnes les plus reculées. Le gouvernement et la presse y voient surtout une gifle pour les pacifistes. La presse ouvrière rétorque « bluff », « battage patriotique » [9] et même « légende » [10].

Les militants de la CGT poursuivent donc courageusement leurs préparatifs dans un climat hostile, avec un gouvernement qui interdit les meetings, ferme certaines bourses du travail, sanctionne certains maires récalcitrants et menace de révocation les travailleurs des arsenaux. En même temps, le sentiment d’urgence à faire grève baisse d’un cran, avec l’apaisement international : le 3 décembre, en effet, un armistice a été signé dans les Balkans.

Perquisitions et arrestations

À Paris, l’État poursuit la répression contre les plus remuants des antipatriotes : la FCA et les Jeunesses syndicalistes subissent perquisitions et arrestations. Avec plusieurs de ses responsables en fuite à l’étranger ou sous les verrous, la FCA est fortement ébranlée, mais ne plie pas. Début 1913, un procès collectif pour « menées anarchistes » au titre des lois scélérates de 1894 se conclura, pour 5 militants, par un total de seize années de prison et 6.300 francs d’amende. Le procès de la
« bande à Bonnot », au même moment, éclipsera complètement cette manœuvre d’étouffement des révolutionnaires.

Enfin, c’est le Jour J.

La grève générale de vingt-quatre heures contre la guerre, le 16 décembre 1912, est un demi-succès. Afin de gonfler les chiffres, on avait choisi un lundi, jour de la semaine où l’absentéisme au travail est le plus élevé, pour cause de dimanche trop arrosé [11].

Au terme de la journée, la CGT revendique 600.000 grévistes. Ce n’est pas mirobolant. Pas honteux non plus. Le quotidien Le Matin y verra l’équivalent d’un « 1er mai un peu amplifié » [12]. Pour l’essentiel, la presse bourgeoise cherche à nier l’événement. « Échec complet de la grève “générale” de vingt-quatre heures » clame L’Écho de Paris ; « Échec » également pour Le Gaulois, La Croix, Le Petit Journal et L’Intransigeant ; « immense four » pour Le Figaro ; « four noir » pour L’Action française. Plus indulgent, Le Matin titre : « La grève pacifiste fut loin d’être générale », tandis que Le Petit Parisien et La Presse évoquent son caractère « partiel ». Le Temps, lui, appelle le gouvernement à sévir contre les antipatriotes [13].

Les mineurs créent la surprise

De fait, l’opinion publique n’a guère été « émotionnée » par cette journée, pour reprendre le mot d’Émile Pouget [14]. La vie quotidienne n’a pas été perturbée : les trains et les tramways ont roulé, les quotidiens ont été placés en kiosque, le courrier a été acheminé.

Le mouvement a essentiellement reposé sur les régions et les corporations habituelles. Très fort dans le Rhône grâce à l’arrêt des tramways et omnibus – 50.000 grévistes ont défilé à Lyon, ce qui ne s’était jamais vu. Honorable en région parisienne – sans surprise, ce sont le Bâtiment, les Métaux et l’Ameublement qui ont le mieux marché. A contrario, gaziers, électriciens et Livre n’ont pas bougé. Pas plus que les travailleurs de l’État, à l’exception des allumettiers d’Aubervilliers.

Les deux bonnes surprises, ce sont les Ardennes et les bassins miniers. La fédération des Mineurs est réformiste, mais elle a loyalement mobilisé ses troupes, avec un résultat encourageant : 50% de grévistes dans le Nord et le Pas-de-Calais, 66% à Montceau-les-Mines, 25% dans la Loire, plus de 90% dans l’Aveyron, l’Allier et le Gard. « Or, il ne faut pas l’oublier : sans charbon, pas de guerre possible ! » s’enthousiasme Pouget. Quant aux Ardennes, département industriel et d’autant plus sensible qu’il est frontalier avec l’Allemagne, le mouvement a été massif, avec 50.000 grévistes.

Dans les autres régions, ce sont les bastions ouvriers locaux qui ont réalisé le mouvement. Les usines de chaussures et les filatures ont chômé à Fougères, Saint-Quentin, Roanne, Valenciennes, Vienne, Amiens... Les ports et docks ont été bloqués à Nantes et au Havre, particulièrement mobilisé.

En revanche, les ouvriers des arsenaux de Brest, de Toulon et de Rochefort ont visiblement craint les menaces de révocation. À Brest, par exemple, on n’a dénombré que 57 absents, contre 250 en moyenne le reste de l’année [15].

Dans le Cher, la cessation de travail a été générale, et même suivie par les paysans... seules les usines d’armement de Bourges ont tourné. Dans le Gard, l’Hérault et les Pyrénées-Orientales, ce sont les ouvriers agricoles qui se sont croisés les bras.

Partout, le mouvement s’est accompagné de meetings pacifistes, avec une affluence inégale. Des affrontements avec les forces de l’ordre ont eu lieu à Puteaux, Billancourt, Levallois-Perret et Lyon. En région parisienne, la police a perquisitionné les locaux syndicaux.

A la veille de graves difficultés

À l’heure du bilan, la CGT respire : au regard de ses propres critères, elle a passé l’épreuve sans se ridiculiser. La démonstration n’a certes pas été à la hauteur de l’enjeu, mais elle pèsera passablement plus lourd que le congrès socialiste de Bâle. La CGT est la seule force dans le pays à pouvoir enclencher une telle mobilisation, et la seule en Europe à l’avoir fait.

La Voix du peuple, organe de la confédération, ne crie pas au triomphe mais salue « une belle manifestation contre la guerre […] vraiment significative pour les gouvernants. […] On sait, en haut lieu, que la classe ouvrière est composée d’une minorité révolutionnaire dangereuse. On la sait maintenant capable, cette minorité, d’entraîner les masses à une révolution sociale le jour ou le lendemain d’une déclaration de guerre. » [16]

C’est Le Libertaire qui se montre, de loin, le plus enthousiaste en titrant « La guerre impossible » à la une. « Nous n’aurons pas la guerre. Le peuple n’en veut pas ; en voici nos gouvernants avertis », écrit Eugène Jacquemin, qui poursuit : « Jamais jusqu’à présent, une grève de protestation n’a réuni autant de grévistes […] : pour l’instant, c’est suffisant. Aucun gouvernement ne se risquerait à affronter les hasards d’une guerre dans de pareilles conditions. » [17].

Pour Émile Pouget, c’est la leçon principale à retenir : « La mobilisation pour la paix n’a pas été générale... oui ! C’est un fait indéniable ! Mais […] si le gouvernement commettait la criminelle folie de décréter la mobilisation pour la guerre... cette mobilisation serait encore bien moins générale que ne l’a été la grève de lundi. » [18]

Officiellement, le mouvement ouvrier affiche sa confiance. En réalité, il est à la veille de graves difficultés : en 1913, la montée vers la guerre va s’accélérer. Au sein de la CGT, tandis que les réformistes vont prioriser l’action corporative traditionnelle et consolider leurs troupes, les révolutionnaires, priorisant la lutte contre la guerre, vont encaisser toute la répression, épuiser leurs forces et voir leur base se rétrécir. À partir de l’été 1913, la CGT va être secouée par une crise morale dont, un an plus tard, quand sonneront des heures décisives, elle ne sera pas sortie.

Guillaume Davranche (AL Montreuil)


BRUITS DE BOTTES

8 octobre 1912 : La guerre éclate dans les Balkans, opposant l’Empire ottoman (soutenu par Vienne et Berlin) à la Serbie, à la Grèce, à la Bulgarie
et au Monténégro (soutenus par Paris, Londres et Saint-Pétersbourg).

27 octobre : Discours de Nantes du président du conseil, Raymond Poincaré : « La France ne veut pas la guerre, mais elle ne la craint pas. »

12 novembre : Grand meeting de la FCA promettant le « sabotage de la mobilisation » si elle advenait. Dans les jours qui suivent, la répression s’abat sur les anarchistes.

17 novembre : L’Empire ottoman est à genoux, la Russie et l’Autriche-Hongrie sont sur le pied de guerre. Grand rassemblement pacifiste
au Pré-Saint-Gervais avec le PS et la FCA.

24 novembre : Congrès socialiste international contre la guerre, à Bâle. Le congrès extraordinaire de la CGT à Paris vote une grève générale préventive.

3 décembre : Armistice dans les Balkans.

16 Décembre : En France, 600.000 grévistes contre la guerre.

16 février 1913 : Échec des négociations et reprise des hostilités dans les Balkans.


[1Lire « 1911 : Agadir, la guerre est déjà là », Alternative libertaire de février 2011.

[2C’est ce terme qui prévaut à l’époque, sur celui d’internationalisme.

[3Le Journal des débats du 25 novembre 1912.

[4Compte-rendu du congrès, page 44.

[5Le Journal des débats du 25 novembre 1912.

[6Le Gaulois du 25 novembre 1912.

[7Compte-rendu du congrès, page 41.

[8Compte-rendu du congrès, page 61.

[9Gustave Hervé, La Guerre sociale du 4 décembre 1912.

[10Pierre Monatte, La Vie ouvrière du 20 décembre 1912.

[11On appelait cela « faire la Saint-Lundi ».

[12Le Matin du 17 décembre 1912.

[13Le Temps du 18 décembre 1912.

[14Émile Pouget, La Guerre sociale du 18 décembre 1912.

[15Le Gaulois du 17 décembre 1912.

[16La Voix du peuple du 22 décembre 1912.

[17Le Libertaire du 21 décembre 1912.

[18La Guerre sociale du 18 décembre 1912.

 
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