Chronique du travail aliéné : Colette*, dame de cantine




La chronique mensuelle de Marie-Louise Michel (psychologue du travail).


<titre|titre="Il y en a que ça excite, ce système">

Il y a des jours où j’ai l’impression de peser une tonne. Je suis dame de cantine dans une petite école rurale depuis six ans. J’ai commencé à travailler à 16 ans, après mon BEPC, comme monteuse en cartonnerie. Et puis l’usine a fermé, et je n’ai trouvé que ce travail-là, à temps partiel, le midi.

J’adorais ça jusqu’à septembre dernier. Les repas sont livrés en barquettes, on les sert à l’assiette, les petits de la maternelle d’abord, la primaire ensuite, ils sont 80. Il y a aussi à surveiller les bagarres à la récré. J’ai toujours été plus coulante à la cantine qu’à la récré.
Mais mes collègues trouvent que je ne rouspète pas assez quand ils se chamaillent. Pourtant il faut bien qu’ils se défoulent. Avant je les calmais en faisant le clown. Ça les faisait rire... Mais mes collègues n’y arrivent pas, alors elles s’énervent, elles crient. Évidemment ça ne marche pas, alors elles crient de plus en plus fort… Et moi, je ne fais plus le clown depuis septembre : le nouveau maire m’a convoquée pour me contraindre à être plus sévère.

Je ne laisse jamais un élève repartir le ventre vide à l’école. Lorsque j’en repère un qui ne mange rien, je le mets à part pour qu’il finisse son repas. C’est ma manière à moi d’être sévère. C’est tout de même mieux que d’enlever un point ! Parce que, depuis septembre, ils ont institué un « permis de conduite à points » pour la cantine. Si les enfants ne sont pas « sages », on leur retire de 1 à 3 points. À partir de 5 points, les parents sont convoqués. S’il continue, l’enfant peut être exclu de la cantine pour une semaine. Les enfants doivent faire signer régulièrement leur permis par les parents. Parfois, mes collègues enlèvent des points à tout le monde quand il y a trop de bazar… Il y a des enfants qui font des crises de larmes, qui ont peur, parce qu’ils ne savent jamais trop combien il leur reste de points… Le pire, c’est que mes collègues, il y en a que ça excite, ce système. Les parents ne se plaignent pas. Il faut dire qu’il y a aussi un autre permis à points, pour la conduite à l’école celui-là. C’est peut-être même l’association de parents d’élèves qui a mis ça en route…

Moi, je suis contre, mais mes collègues me disent : « Tu devrais enlever des points et rouspéter plus souvent ! » En fait je ne peux plus parler avec elles. Je ne fais plus le clown non plus pour faire rire les enfants. C’est comme à l’armée maintenant !

* Seul le prénom est modifié, le reste est authentique.

 
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