Frédéric Antonini (économiste) : «  Il y a tout lieu, pour les libertaires, de réinvestir l’économie  »




Nous avons voulu prolonger la lecture de Pour une économie libertaire par un entretien avec son auteur, Frédéric Antonini. C’est aussi pour nous une façon de répondre positivement à l’invitation au débat qu’il formule très clairement dans cet ouvrage.

Alors même que les libertaires défendent un projet économique et politique en rupture avec le capitalisme, comment se fait-il, selon toi, qu’on compte si peu d’économistes parmi elles et eux ?

Frédéric Antonini : Si l’on entend par « économiste » toute personne qui s’intéresserait de près à l’économie (comme champ d’activités humaines particulières), et qui chercherait, au minimum, à en saisir le fonctionnement, en faisant l’effort de s’en approprier les concepts et les mécanismes causaux spécifiques (l’économie comme étude raisonnée et rigoureuse de ce champ), avant même toute volonté de recherches et d’approfondissement, je dirai déjà que, proportionnellement à la population tout entière, le nombre de ces personnes est très faible. Et ceci, bien que nous vivions dans un monde où l’économie et les discours économiques sont hypertrophiés. Alors, si l’on applique cette proportion au milieu libertaire, numériquement bien inférieur, il n’est pas surprenant que le nombre d’économistes libertaires apparaisse si peu élevé…

Mais cela n’explique pourtant pas tout. On pourrait, au contraire, s’attendre à une certaine surreprésentation d’économistes parmi les libertaires, en raison d’un intérêt significatif lié à la raison que tu évoques. Or on semble loin d’une surreprésentation… Pourquoi ?

Tout d’abord, parce que l’économie, en tant que sujet d’étude et étude elle-même, tend à apparaître absconse et rébarbative. Pour la plupart de nos concitoyens, comme pour les libertaires.

Ensuite, en raison d’un rejet de l’économie exprimé par certains libertaires, rejet aussi radical que peu compréhensible (selon moi), et conséquence peut-être d’une inclination pour le simplisme idéologique, assimilant marchés et capitalisme, capitalisme et économie, économie et domination, etc., au point de tout condamner et de se détourner nettement de l’économie…

Enfin, dernière piste d’explication, il me semble que les libertaires ont, dans l’ensemble, un « petit » et persistant complexe d’infériorité par rapport aux marxistes, qui ont fortement et durablement investi (à l’instar de Marx) le champ de l’analyse économique critique, donnant ainsi à leurs travaux une légitimité sans égal parmi les anticapitalistes. Et cela, même si, sur le plan des propositions et réalisations économiques, ils sont pourtant restés très en-deçà de celles des libertaires tout au long de ces deux derniers siècles…
Quoi qu’il en soit, il y a tout lieu pour les libertaires de réinvestir l’économie.

Pourquoi défends-tu le principe d’un pluralisme productif dans lequel les entreprises autogestionnaires coexisteraient avec un régime d’auto-entreprise ?

Frédéric Antonini : Pour ce qui est du maintien d’auto-entreprises, autogérées par leur unique travailleur, aux côtés d’entreprises collectives (elles aussi autogérées), oui, je défends cette possibilité, car il est des personnes, que l’on peut qualifier d’individualistes, qui parfois préfèrent travailler sous leurs seules décisions…
Tant que la pratique chrématistique (accumulation lucrative) ne refera pas surface, ainsi que le salariat (ils seraient d’ailleurs l’une et l’autre proscrits), et de façon plus générale, tant que l’activité de ces auto-entreprises ne remettra pas en cause les grands principes de la société libertaire, pourquoi empêcher cette situation d’être ? Et le permettre ne signifierait pas encouragement, la propriété et l’autogestion collectives constituant en réalité la forme dominante de l’économie. Le pluralisme productif, respectueux de certains principes, n’est-il pas finalement une expression de liberté ?

Tu mets en avant un certain nombre d’actions et de mesures de transition pour populariser les idées d’autogestion. En revanche tu ne dis pas grand chose sur l’auto-organisation des luttes, ou la grève générale. N’est-ce pourtant pas un autre élément décisif de la confrontation avec l’État et le capital ?

Frédéric Antonini : C’est vrai, je ne l’évoque guère. Mais l’auto-organisation des conflits, avec la volonté de leur développement mais aussi de leur convergence, me semblaient aller tellement de soi comme exigences libertaires, que je n’ai pas éprouvé le besoin de le rappeler. J’ai préféré évoquer des aspects plus spécifiques, qui pouvaient aller aussi moins de soi.

Thomas Piketty est célébré par une partie de la critique pour ses travaux sur les inégalités et sa tentative de réhabiliter la social-démocratie. Mais ses écrits comptent de nombreux angles morts et il réduit le débat économique à un affrontement entre libéralisme, social-démocratie et stalinisme/marxisme-léninisme tout en évacuant marxisme critique, communisme libertaire et écologie sociale…

Frédéric Antonini : Pour dire franc, il est difficile de ne pas se réjouir qu’un économiste-chercheur évolue vers une critique vive des inégalités produites par le capitalisme et fasse profiter cette critique de sa notoriété, désormais internationale. Toutefois, comme tu l’indiques, son positionnement apparaît assez « vieille gauche ». J’en prendrai un seul exemple : l’accent qu’il met sur la manière de réduire l’excès d’inégalités qu’il dénonce. Piketty se focalise en effet sur l’outil fiscal comme moyen de correction, outil d’action a posteriori et typiquement gouvernemental. On est loin d’une approche anticapitaliste conséquente qui consiste à empêcher à la source la production des inégalités économiques, tant de revenus que de patrimoine, en simplement limitant les écarts au moment même où les revenus sont distribués et le patrimoine acquis…

En effet, pour utiliser une métaphore, pourquoi laisser le monstre se développer et ensuite le décapiter tout en le laissant reprendre forme et ainsi de suite, alors qu’il suffit simplement de ne pas le laisser naître ? Voilà, derrière un constat commun et une critique proche dans son contenu, un véritable fossé qui existe entre les réponses que peuvent apporter une social-démocratie radicalisée, dont il apparaît le héraut, et les courants critiques anticapitalistes, dont sont les libertaires.

Comment les courants critiques prônant la rupture avec le capitalisme et l’autogestion peuvent-ils selon toi peser en vue de créer des majorités d’idées ?

Frédéric Antonini : Il me semble que ces courants devraient avant tout chercher à dépasser leurs étiquettes… Certes nous avons tous un passé idéologique propre, mais, dans la société actuelle, les étiquettes apparaissent largement dévalorisées aux yeux du plus grand nombre. Gardons les contenus, tout en veillant à les réactualiser, et surtout échangeons. Je crois sincèrement que le plus important, aujourd’hui, c’est la discussion bienveillante et poussée des propositions alternatives et, plus encore, la convergence des pratiques non capitalistes et autogestionnaires réelles, quelles qu’elles soient et quelles que soient les personnes qui les portent.

Propos recueillis par Laurent Esquerre (UCL Aveyron)

 
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