Il y a 90 ans

Février 1920 : La grande grève du rail ébranle la CGT




Le 19 février 1920, répondant à la mise à pied d’un syndicaliste cheminot de l’atelier de Villeneuve-Saint-Georges, 1 500 travailleurs des chemins de fer se mettent en grève. Durant cinq mois, diverses vagues de grèves vont se succéder, au rythme des controverses entre les syndicalistes réformistes et les révolutionnaires, aboutissant à la scission de la CGT.

Au sortir de la guerre, le syndicalisme cheminot n’est pas affaibli : les cheminots ont été mobilisés à leur poste de travail, les organisations n’ont pas subi la désorganisation que vivent d’autres corporations. Mieux : elles s’engagent dans un processus de fusion. Après leurs congrès respectifs, le Syndicat national, la Fédération des mécaniciens et chauffeurs, l’Association des agents de trains, le personnel de l’État et ceux du réseau Paris Lyon Marseille (PLM) fusionnent le 27 janvier 1917 pour créer la Fédération des travailleurs du chemin de fer de France des colonies et pays de protectorat. Son secrétaire en sera Bidegaray, un réformiste.

Dès lors les adhésions affluent : de 75 000 en 1917 à 340 000 début 1920 pour un effectif maximum de 400 000 cheminots. La fédération représente alors plus du tiers de la CGT. C’est un syndicalisme de masse tel qu’il y en eu peu, mais un syndicalisme traversé de contradictions.

Des tensions qui couvent

La première contradiction, inhérente au syndicalisme de masse, est l’écart entre militants et syndiqués. Si dans la période ces derniers suivent davantage le syndicalisme révolutionnaire, ne serait-ce pas qu’ils font plus confiance aux hommes de leur génération qu’à ceux qui n’ont su empêcher la guerre, voire s’y sont compromis ? Ont-ils une claire conscience des débats qui agitent la fédération ?

En effet au sein de cette dernière l’antagonisme va croissant entre la majorité représentée par Bidegaray et les révolutionnaires, qui dans les congrès représentent entre 30 et 40 % des voix. Mais c’est dans l’action que se concrétisent le mieux les contradictions.

Le 1er mai 1919 la majorité du conseil fédéral tente de s’opposer à la participation de cheminots. Pourtant ici ou là, il y a arrêt de travail et la participation aux manifestations est massive.

Fin 1919, les ouvriers de l’atelier de Périgueux (réseau du PO : Paris-Orléans) demandent à quitter le travail 5 minutes plus tôt pour pouvoir se décrasser. Puisqu’ils n’obtiennent pas satisfaction, ils imposent cette mesure en janvier 1920. Dix compagnons sont révoqués. C’est la grève ! Celle-ci s’étend sur tout le réseau. Il faudra l’intervention de Millerand, président du conseil des ministres, pour que la compagnie cède et consente au paiement des journées de grève.

Premier round

Le 19 février, Campanaud militant à l’atelier de Villeneuve-Saint-Georges se rend à une réunion de la commission administrative de l’union de réseau (PLM). Il est aussitôt sanctionné par une mise à pied : 1 500 cheminots des ateliers arrêtent le travail. Sous l’impulsion des révolutionnaires, forts présents au sein de l’union du PLM, le mouvement de solidarité s’étend rapidement. Le 23 et 24 le mouvement touche les agents parisiens quel que soit leur réseau d’origine. L’enthousiasme des cheminots révolutionnaires de l’union des syndicats parisiens, dont Besnard, Sirolle et Monmouseau, est particulièrement vif. Le 27 février Sirolle et Monmouseau menacent la fédération de créer un comité directeur parallèle qui se chargerait de l’extension du mouvement sur l’ensemble du territoire.

La fédération accepte alors d’appeler à la grève autour de cinq revendications : respect des droits syndicaux, échelle des salaires, extensions des commissions paritaires aux petites compagnies (qui existent encore), étude d’un régime des chemins de fer, enfin absence de sanctions pour fait de grève. Les directions de réseaux cèdent sur les quatre premières revendications, mais il faudra encore une fois l’intervention de Millerand pour obtenir le dernier point. L’ordre de grève est levé dans la nuit du 1er au 2 mars.

Les révolutionnaires prennent les commandes

Mais les dirigeants de réseau ne l’entendent pas de cette oreille. Des militants sont sanctionnés comme Midol (PLM) révoqué pour provocation de militaires à désobéissance (rappelons que les cheminot sont toujours sous affectation spéciale). Ultime provocation : les non grévistes des réseaux de l’État, du PLM et du PO reçoivent double salaire.

Les révolutionnaires sont excédés. Ils ont le sentiment qu’au vu du rapport de forces on aurait pu obtenir beaucoup plus et que la majorité laisse sacrifier leurs camarades. Aux congrès de réseaux de l’État, du PLM et du PO, là où les cheminots ont été les plus combatifs, les minoritaires deviennent majoritaires. Au congrès de la fédération qui se tient du 22 au 24 avril le désaveu de la direction est patent. Les révolutionnaires deviennent majoritaires.

De suite, puisque la révolution n’a pas eu lieu en 1919 [1], elle débutera, décident-ils, le 1er mai 1920 par la grève générale de la corporation. Puis, pour entraîner dans la grève générale une confédération jugée peu combative, ils se rallient au mot d’ordre de nationalisation, contre l’avis de Pierre Semard.

Le 29 avril, la confédération accepte de soutenir la fédération en lançant un mot d’ordre où différentes corporations, mais pas toutes, doivent entrer en grève par vagues successives.

Second round

Le samedi 1er mai, les cheminots sont donc en grève avec manifestations violentes (deux morts à Paris) dans tout le pays. Le lundi 3, les fédérations des Ports et Docks, des Marins et des Mineurs se lancent dans l’action : il s’agit bien de bloquer le pays.

De son côté, le gouvernement ne reste pas inactif. Sous prétexte de complot contre la sécurité de l’État, il commence une série d’arrestations dans tous l’Hexagone, à commencer par les dirigeants de la minorité révolutionnaire, Pierre Monatte, le 3 mai, pourtant non cheminot (mais directeur de La Vie ouvrière) puis Henri Sirolle, secrétaire adjoint de la fédération des cheminots, le 4. De leur côté, les compagnies commencent à révoquer de nombreux militants.

Coup dur, ce lundi 3 mai, sur le réseau nord une délégation de l’union syndicale négocie la reprise contre l’absence de sanction. La mobilisation sur le réseau Est est très faible.

Le 5 mai, le syndicat des métaux de Paris, qui s’est lancé dans l’action, est désavoué par la confédération. Le 8, de manière confuse, des travailleurs de tous secteurs se joignent au mouvement. La fédération appelle alors la confédération à lancer de nouvelles troupes dans la bataille, pour passer le cap du 10 mai.

Le mardi 11, le conseil des ministres engage des poursuites contre la CGT et envisage sa dissolution. Du coup, l’union syndicale du Nord appelle à la grève contre ce quelle estime être une provocation. Le syndicat du gaz s’engage pour le 14.

Dans tout le pays la situation est confuse et troublée. Altercations et bagarres se multiplient. Au sein même de la fédération des cheminots, la tension est à son comble. Le comité confédéral se réunit, les débats y sont houleux et se concluront par un appel à la reprise le 21 mai.
La fédération, elle, ne lève pas son mot d’ordre mais la grève se délite.
Le 25, le réseau de l’État cesse la grève, et la fédération appelle finalement à la reprise le 28 mai 1920. Les cheminots paieront chèrement cet échec : 400 militants inculpés de complot contre la sécurité de l’État, 20 000 révoqués.

Règlements de compte

Victoire en février, défaite en mai : l’année 1920 restera tout de même dans la mémoire cheminote comme une date historique, celle où fut acquise par le combat le statut dit « de 1920 ». Mais lorsqu’ils reprennent le boulot en 1920 les cheminots n’en sont évidemment pas là.

Chaque tendance est confortée dans sa position : la débâcle de mai est due à la trahison de la confédération pour les uns, à l’irresponsabilité des révolutionnaires pour les autres. Les oppositions se cristallisent. Très vite les réformistes reprennent l’appareil en main : au congrès de septembre les révolutionnaires ne recueillent que 43 % des voix. Pourtant au congrès suivant, du 31 mai au 2 juin 1921, réformistes et révolutionnaires sont au coude à coude. Le rapport moral présenté par la « majo » réformiste tombee à 50,3 %. Pourtant c’est le rapport d’orientation de Monmouseau (révolutionnaire) qui réunit ensuite 50,7 % des suffrages : c’est la scission ! Cette scission précède celle de la confédération, au congrès de Lille du 25 au 30 juillet, où les minoritaires fondent la CGT Unitaire (CGTU).

En 1920 une nouvelle génération de militants est apparue, aguerrie par la lutte, fortement influencée par la Révolution russe. Pour autant, ils ne sont pas unanimes. Anarchistes, syndicalistes révolutionnaires fidèles à la Charte d’Amiens, supportent de plus en plus mal ceux qui ont choisi d’adhérer au Parti communiste.

Le projet de statuts du 1er congrès de la CGTU prévoyait « la suppression du patronat, l’abolition du salariat, la disparition de l’État », ce qui ne fait pas le bonheur des partisans de la dictature du prolétariat. L’abolition de l’État disparaîtra des statuts. De même ils s’affronteront sur l’adhésion à l’Internationale syndicale rouge, bref sur tout ce qui touche à l’indépendance du syndicat.

L’Internationale communiste obtient l’exclusion de syndicalistes qui, tel Mayoux (secrétaire de l’UD du Rhône, membre de la direction provisoire de la CGTU), sont opposés au rôle dirigeant du parti. Un Comité de défense syndicaliste se crée au sein de la CGTU, c’est dire l’ambiance. Ce comité sera animé par Pierre Besnard, cheminot révoqué en mai 1920, secrétaire des Comités syndicalistes révolutionnaires en 1921 à la suite de Monatte, et de Henri Sirolle leader des grèves de 1920, partisan d’une opposition anarchiste au sein de la CGTU.

Ces militants minoritaires (au maximun 30 % des voix aux deux premier congrès) quitteront la CGTU pour fonder, en 1924, la Fédération autonome des cheminots, plus ou moins anarcho-syndicaliste pour rejoindre ensuite la petite confédération CGT-syndicaliste révolutionnaire.

Echec du syndicalisme révolutionnaire ?

Les grèves de 1920 ont accéléré l’éclatement des contradictions au sein de la CGT. La division du syndicalisme, à partir de 1921, en 3 courants CGT, CGTU, Autonomes [2] marque la fin d’une période. C’est la fin d’un syndicalisme tel que trente-cinq années de pratiques et de théorisation l’avait construit. C’est la fin, comme figure centrale, d’un courant original : le syndicalisme révolutionnaire. Ce type de syndicalisme affirme que le syndicat, organisation du prolétariat, est à la fois l’instrument de l’amélioration du quotidien et l’organe qui fera la révolution, par la grève générale expropriatrice, et prendra en main la société nouvelle. Se suffisant à lui-même le syndicalisme révolutionnaire se veut autonome, indépendant des partis politiques, comme le proclamait la Charte d’Amiens 1906.

La crise du syndicalisme révolutionnaire débute dès 1909 et ne cessera de s’approfondir. Finalement, ce qui divise majorité et minorité, n’est pas tant la nécessité d’une transformation radicale de la société, mais bien les moyens pour y arriver. Les majoritaires pensent qu’il faut d’abord pousser aux réformes de structures, d’où l’idée de nationalisation industrialisée et la mise sur pied d’un Conseil économique du travail chargé d’élaborer un plan de reconstruction et de développement économique. Les minoritaires, eux, mettent en avant la vocation du syndicalisme à faire la révolution, et ce d’autant plus fort que la Révolution russe est proche (rappelons que jusqu’en 1920 l’Union anarchiste la considérait comme communiste et libertaire).

Le syndicalisme révolutionnaire a été incapable de répondre aux enjeux de la période, de définir tactique et stratégie adaptée. L’éclatement de 1921 le disqualifie comme moteur et instrument de transformation de la société. Pour la majorité des forces militantes, il ne reste plus qu’une voie : celle du recours au politique, soit directement par subordination du syndicat au parti (CGTU), soit indirectement par interpellation de l’État comme arbitre/ décideur en dernier ressort.

Si l’esprit du syndicalisme révolutionnaire ne disparaît pas après 1920, il restera essentiellement porté par des syndicats faibles, réduits à leur composante anarchiste. L’échec des grèves de 1920, c’est aussi l’échec de la révolution suivant le modèle grève-généraliste. La place est libre pour le modèle léniniste. Il va s’imposer pour plusieurs décennies.

Jean-Michel (AL Rouen)


Pierre Besnard (1886-1947)
Anarchiste, il est un des principaux meneurs de la grève en région parisienne. Secrétaire des Comité syndicalistes révolutionnaires, il anime ensuite la minorité libertaire au sein de la CGTU. Théoricien de l’anarcho-syndicalisme, il sera en 1926 le fondateur de la CGT-SR puis en 1946 de la CNT.

Pierre SEMARD (1887-1942)
Militant de la minorité pacifiste du PS en 1916, il s’est rallié à la Révolution russe et deviendra secrétaire de la fédération CGTU des cheminots en 1921 puis secrétaire général du PCF de 1924 à 1928. Il sera fusillé par les nazis en 1942.

Gaston Monmousseau (1883-1960)
Cet ancien anarchiste individualiste, bouleversé par la Grande Guerre, est devenu un syndicaliste révolutionnaire et compagnon de Pierre Monatte à La Vie ouvrière. Il deviendra un des leaders de la CGTU et rejoindra brièvement le PCF en 1925.

Henri Sirolle (1885-1962)
Militant de la Fédération communiste anarchiste, il devient pendant la guerre un des leaders de la minorité pacifiste et révolutionnaire de la fédé CGT des cheminots. Après une expérience décevante à la CGTU, il s’éloignera de l’anarchisme.

[2De nombreux syndicats se réclamant de la Charte d’Amiens, se refusent à choisir et se réfugient dans l’autonomie. L’histoire et la réalité de ce courant, dont le centre est au Havre, sont par trop négligées et méconnues.

 
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