1892 : L’irruption de la classe ouvrière argentine




Lorsque le capitalisme s’y développe à la fin du XIXe siècle, l’Argentine est encore loin de posséder une structure sociale similaire aux pays d’Europe occidentale. La formation d’une classe ouvrière qui se dote rapidement de ses propres organisations va néanmoins venir perturber la marche des oligarchies locales vers la construction d’une nation pleinement tournée vers le capitalisme. La grève générale de 1902 en est un exemple.

L’Argentine est un pays dont le développement capitaliste à proprement parler a été tardif. Si la rupture avec l’ordre colonial a été très précoce (indépendance déclarée le 9 juillet 1816), le passage d’une indépendance formelle à la construction d’un espace national cohérent a, quant à lui, connu un processus complexe qui s’étend sur plusieurs décennies.

Les raisons de cette incapacité à construire une nation indépendante sont multiples et liées aux caractéristiques de la structuration sociale même de l’Argentine. Le pays ne constituait pas un espace économique cohérent et articulé, mais était formé de différentes régions économiques dont le point commun était leur dépendance vis-à-vis de la métropole espagnole.
Dans les prémices du système colonial, l’interrelation créée entre les pays d’Amérique du Sud et l’Espagne est extrêmement forte. Mais les oligarchies régionales qui se renforcent en choisissant leurs partenaires commerciaux ne voyaient pas l’intérêt de structurer un marché commun et de bouleverser ainsi le modèle exportateur de matières premières, en grande partie de métaux précieux.

Au XIXe siècle, le développement titanesque des forces productives en Europe entraîné par les révolutions industrielles augmenta l’intérêt des métropoles pour extraire des pays non industrialisés les matières premières que l’Europe est dans l’incapacité de fournir dans les volumes nécessaires pour répondre à la demande toujours croissante de la production.

La construction d’un espace politique argentin

Les différents avatars politiques post-indépendantistes qui se développent en Argentine sont liés, de fait, à l’inexistence d’un marché intérieur cohérent.

Les différentes oligarchies régionales ont combattu les armes à la main pour décider laquelle imposerait son projet de nation à l’autre. Ce conflit se résout en faveur de la bourgeoisie de propriétaires terriens du littoral, spécialement de la province de Buenos Aires, qui va imposer un modèle de développement fondé sur la création des conditions nécessaires à l’exploitation des ressources de l’agriculture et de l’élevage.

Elle va également mettre en place un appareil juridico-politique pour stimuler l’accumulation du capital et l’arrivée de capitaux extérieurs. Une des étapes nécessaires pour cela fut la création d’un marché du travail régi par la relation social du salariat. Ce processus prend différentes formes : d’un côté, il s’agit de discipliner la force de travail créole en imposant, par exemple, le port d’un livret de travail à la campagne ; d’un autre côté, d’avancer sur la zone frontalière non-capitaliste avec les armes en menant des campagnes militaires successives contre les populations indigènes. Il s’agit enfin d’importer les populations européennes pour employer une main-d’œuvre déjà qualifiée et ainsi valoriser rapidement le capital.

Mais le pouvoir de la bourgeoisie du littoral commence à être disputé par deux acteurs politiques, issus de classes différentes, mais qui, dans l’ensemble, obligent l’État argentin à adopter une relative autonomie vis à vis de la classe dominante. Ces deux acteurs sont l’Union civique radicale (UCR) et le mouvement ouvrier.

Le premier représente les intérêts des classes moyennes de la bourgeoisie nationale, et lutte pour l’ouverture de l’État à ses intérêts de classe, en occupant des positions de représentation politique, et en intégrant l’appareil bureaucratique naissant de l’État.

La stratégie de l’UCR consiste à faire pression sur le régime, d’abord à travers des tentatives de putsch (1890-1905), en dénonçant ensuite la fraude électorale constante et en faisant du lobby pour réformer les lois électorales. L’UCR n’a pas cherché à créer de liens avec le mouvement ouvrier, n’a pas participé non plus à ses luttes ; elle ne s’est adressé aux travailleurs qu’en tant que citoyens.

Le mouvement ouvrier quant à lui, a lutté dans ses premières années, contre l’exploitation sauvage capitaliste et dans ce combat il a entrevu la possibilité de lutter pour un monde meilleur, sans exploiteurs, ni exploités. Il a placé la bataille sur le problème crucial de la bourgeoisie : celui de la production. Il n’a jamais prétendu changer le système à partir d’un audacieux coup de force contre l’État et ses forces répressives. Il n’a pas non plus cherché à résoudre ses problèmes à travers la voie parlementaire et législative, mais il a lutté contre l’exploitation sauvage dans l’espace de production.

En Argentine, l’agriculture, les communications et les transports possédaient un niveau de développement similaire aux pays occidentaux, ce qui n’était pas le cas du reste de la structure sociale.

De ce fait seules les branches liées au domaine agricole et à sa commercialisation sont stratégiques dans la formation d’une structure sociale. Exception faite de la sphère de la production à la campagne, où il y a une multiplicité de patrons, ces branches sont celles qui occupent les contingents de travailleurs les plus importants, soumis à un petit nombre d’employeurs. Un autre aspect particulier est que l’Argentine compte peu de ports maritimes, le plus important étant celui de Buenos Aires, puis ceux de Rosario et de Bahia Blanca. Les transports sont devenus donc le talon d’Achille du capitalisme argentin, et de ce fait, des positions centrales pour le prolétariat organisé. N’importe lequel de ces ports qui appuierait une grève très suivie, pouvait arrêter le flux d’approvisionnement vers les pays occidentaux en déréglant le processus de valorisation du capital. La possibilité même que la majorité des organisations ouvrières, appelées sociétés de résistance, fissent une grève en même temps représentait un cauchemar pour les capitalistes.

Cette crainte devient pour la première fois réalité en novembre 1902.

Les prémices d’une organisation ouvrière

Les conditions de travail en Argentine sont alors épouvantables. Des journées de travail du lever au coucher du soleil, de quatorze ou seize heures par jour, sont monnaie courante. Les conditions de vie que les salaires misérables imposent sont indignes du prétendu développement capitaliste dont la bourgeoisie argentine et ses différents journaux se vantent.

Pendant que le prolétariat s’entasse dans les vieilles maisons de l’ancienne oligarchie coloniale, des familles entières occupant des pièces sans ventilation ni eau courante, la bourgeoisie construit des palais qui deviendront bâtiments publics pour les besoins du gouvernement ou logements privés.

Une société brutale se constitue alors dans laquelle les riches vivent avec aisance, les quelques ouvriers les plus chanceux peuvent atteindre un niveau de vie relativement convenable, et la grande majorité des travailleurs vit une existence misérable, sordide et brève. Les quelques améliorations que les exploités peuvent obtenir, ils ne les devront qu’à eux-mêmes.
Grâce à l’expérience militante européenne de nombre d’entre eux, des sociétés de secours mutuel, à caractère ethnique ou corporatif, se créent, ainsi que des sociétés de résistance. Dans la décennie de 1890, des tentatives pour constituer une centrale syndicale échouent en raison des disputes politiques entre les deux tendances idéologiques à l’œuvre au sein du prolétariat à cette époque : l’anarchisme et le socialisme. Les première tentatives syndicales socialistes sont influencées par la social-démocratie allemande ou le guesdisme français, c’est à dire, la construction d’organisations ouvrières sous la tutelle politique du Parti socialiste. Cette stratégie est inacceptable aussi bien pour les anarchistes que pour de nombreuses sociétés de résistance sans coloration politique et c’est pour cela que ces organisations n’ont jamais prospéré. C’est seulement en 1901que la Fédération ouvrière argentine est constituée, grâce aux négociations entre anarchistes et socialistes. Et bien que ces derniers quittent la centrale l’année suivante pour former un Comité de propagande corporatiste, les deux groupes atteindront une croissance suffisante pour mener des existences séparées.

La grande grève prolétarienne

En septembre 1902, la société de résistance ouvrière du port de la capitale fédérale considère qu’il est temps d’imposer aux patrons un cahier de revendications considérées comme prioritaires par ses membres, notamment concernant le poids maximal des marchandises.

Le travail de chargement est une activité saisonnière, qui occupe seulement quatre mois de l’année pendant l’embarquement de la récolte. Pour débuter leur mouvement, les ouvriers choisissent donc cette date où le besoin de main-d’œuvre est le plus fort, mettant ainsi dans une position délicate le patronat qui a des engagements à tenir en termes de délais. Face à la menace, les patrons du port forment un front commun pour s’opposer à la mobilisation des ouvriers. Le refus du patronat entraîne l’adhésion au mouvement des dockers des autres ports de l’intérieur du pays : Zárate, Baradero, San Nicolas, Rosario, Campana et Villa Constitucion. Face à la discipline et l’organisation dont font preuve les ouvriers, le front patronal cède en proposant une augmentation du salaire journalier et en demandant un délai pour leur permettre d’adapter le conditionnement des marchandises au poids exigé par les ouvriers. Pendant ce temps, les ouvriers devaient continuer à charger les colis existants auparavant. La direction syndicale, socialiste, soutient lors de l’assemblée l’acceptation de cette proposition qui est cependant refusée à l’unanimité par les grévistes. La grève se poursuit donc jusqu’à ce que, le 8 novembre, ce délai soit réduit à seulement quatre jours.

Mais l’accord est rompu à la suite des actions répressives survenues dans deux localités de la province de Buenos Aires, Zárate et Campana, où les ouvriers continuent la grève pour leurs propres revendications ce à quoi les autorités répondent en fermant les locaux syndicaux, en suspendant le droit de réunion et en mobilisant des soldats pour surveiller les entrepôts frigorifiques de River Plate et protéger les briseurs de grèves. Cette escalade de la répression entraîne une solidarité des dockers d’autres villes qui reprennent la grève le lundi 17 novembre.

Devant l’ampleur de la grève et le désordre immense engendré dans tout l’appareil productif du pays, le gouvernement, qui observe alors le mouvement avec attention, conclut que celui-ci est le fait d’agitateurs étrangers et que la manière la plus efficace de le combattre consiste à attaquer ces agitateurs. Les dirigeants politiques argentins se refusent à croire que les problèmes européens puissent atteindre leurs latitudes. Ils suivent en cela l’analyse du chef de la Police de la capitale fédérale qui en 1895 considérait que « dans aucune [grève] la participation de l’élément ouvrier national ne s’est fait sentir. Les grévistes sont dans leur totalité des travailleurs étrangers, imprégnés de l’esprit communiste importé d’Europe ».
L’État décide donc de faire face à l’agitation par la mise en application immédiate de la loi de résidence, qui donne au pouvoir exécutif la possibilité d’expatrier « tout étranger dont la conduite compromet la sécurité nationale ou trouble l’ordre public ». Puis le gouvernement exige de la police l’extradition d’une liste de dirigeants politiques et syndicaux. Ces extraditions se mettent en place de façon expéditive et sans le moindre ménagement humanitaire.

L’application de cette loi n’est pas suffisante pour atteindre le mouvement, et les rumeurs d’une grève générale deviennent réalité lorsque la FOA, une fois légalisée, lance le mot d’ordre. Devant l’impossibilité de briser la grève, quelques jours plus tard, le 24 novembre, le gouvernement retente le pari de la répression en déclarant l’état de siège, en faisant entrer l’armée dans la ville, en arrêtant des centaines d’ouvriers et en fermant les locaux syndicaux. Sans affrontements importants comme ceux qui auront lieu pendant la Semaine rouge de 1909, pendant la Répression du centenaire en 1910 ou durant la Semaine tragique de 1919, la grève générale de 1902 est vaincue peu de jours plus tard, le 26 novembre 1902.

Un mouvement riche d’enseignement

Si la grève générale de 1902 a été un cuisant échec pour le prolétariat argentin, ses enseignements furent multiples. D’un côté, il devint évident que l’État argentin ne pouvait être neutre dans les conflits entre le capital et le travail, comme le prétendait la loi. D’un autre côté, elle a montré aux ouvriers qu’en s’organisant ils avaient le pouvoir d’obliger les patrons à discuter les conditions de leur exploitation, et celui de combattre le système social.

D’un autre côté, elle a également permis aux fractions les plus éclairées de la classe dominante de comprendre que le « problème ouvrier » n’était pas le fait d’une minorité d’agitateurs étrangers, mais qu’il était une réalité inexorable du système capitaliste. Ainsi à partir de cette période, vont se succéder des initiatives qui aboutissent à des réformes ponctuelles du système dans le seul but de domestiquer la classe ouvrière. Parmi ces initiatives, le projet de Code du travail en 1904 fut un premier essai maladroit, suivi de la création du Département national du travail en 1907, et de la promulgation de lois protégeant le travail des femmes et des enfants et le repos dominical. À cela s’ajoute l’ouverture politique par le biais de la loi électorale impulsée par le président Saénz Peña en 1912, loi qui permet à l’UCR d’accéder aux hautes sphères du gouvernement et augmente la représentation électorale d’une partie du prolétariat argentin qui a fait le choix du réformisme au sein du Parti socialiste. Les anarchistes, dans leur majorité, maintiennent une ferme opposition aux réformes « sociales » impulsées par l’État, ce qui a affecté de manière conséquente son audience dans le prolétariat qui ne voyait pas d’un bon œil le rejet total de ces réformes qui amélioraient pourtant son quotidien et ses conditions de vie.

Martín Manuli (Centre d’études libertaires rouge et noir, Argentine)

Traduction et mise en forme par Guillermo (AL Angers) et C.M (Amie d’AL 49)

 
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