Histoire

L’affaire Couriau : 1913, le Syndicat du Livre contre la syndicalisation des femmes (1/2)




En 1913, le refus par la section lyonnaise de la Fédération du Livre de syndiquer Emma Couriau, malgré des statuts fédéraux autorisant cette syndicalisation, déclenche de fortes réactions. Cette affaire publicisée par le courant syndicaliste révolutionnaire et des militantes féministes allait engendrer, au sein de la centrale syndicale, des débats et un mouvement en faveur du droit accordé aux femmes de s’organiser syndicalement.

L’affaire Couriau débute en avril 1913 lorsque Emma Couriau demande son admission à la chambre syndicale typographique lyonnaise. Non seulement son admission est refusée, mais son mari, Louis Couriau, également typographe et syndiqué à la CGT depuis dix-neuf ans, est exclu du syndicat. Cette décision est une surprise pour les époux Couriau alors même que trois ans plus tôt, à une courte majorité, lors de son congrès de Bordeaux, la Fédération du Livre CGT avait adopté deux propositions sur la syndicalisation des femmes.
Il est vrai que la Fédération du Livre CGT, bastion réformiste de la centrale syndicale, s’est, depuis son congrès fondateur en septembre 1881, constamment opposée à la syndicalisation des femmes. Celles-ci représentent tout de même près de 20 % des 64 000 salariées du secteur. En 1910, suite à un rapport rédigé par Burgard, le secrétaire adjoint de la fédération, deux motions concernant la syndicalisation des femmes sont portées au vote. Ces deux motions portent sur deux problèmes distincts : celui de la rémunération et celui de la syndicalisation.

Une première motion portant sur la question de la rémunération, ou plutôt du soutien apporté aux sections qui « voudront réagir contre l’exploitation de la femme par l’obtention en sa faveur du tarif minimum syndical », est votée à la quasi unanimité des congressistes. De fait elle n’engage à rien. Les sections qui ne s’investiront pas en faveur de l’égalité salariale (ou tout du moins à ce que les femmes obtiennent le minimum syndical) ne seront pas pénalisées. La seconde motion traitant plus directement de la syndicalisation des femmes, avec des restriction importantes puisque cette motion prévoit que « pendant une période transitoire (fixée à 2 ans)[...] les femmes (sans distinction d’âge ni de situation de famille) actuellement employées pourront être admises à la fédération aux mêmes conditions que les hommes. Au terme de celle-ci, seront seules admises les femmes payées au tarif syndical », n’est adoptée que par une courte majorité : soixante-quatorze voix pour, soixante-deux contre et vingt-deux abstentions [1].

Les femmes n’étaient pourtant pas absentes des luttes sociales et syndicale en ce début de XXe siècle. Les ouvrières graulhétoises de l’industrie du cuir, débute le 4 décembre 1909 l’un des plus longs conflits sociaux du début du XXe siècle : 147 jours !

Si à l’issue de ce congrès les femmes sont officiellement admises au Syndicat du Livre CGT, sur le terrain, selon Burgard, « aucune action, aucune propagande » n’est menée. Pire encore, le 31 décembre 1911, le comité central de la fédération revient sur le vote du congrès. À l’unanimité il adopte un ordre du jour stipulant, à propos de la syndicalisation des femmes, qu’il est nécessaire « de tenir compte de certaines difficultés locales, [et] de laisser aux sections, en les priant de s’inspirer de la volonté du congrès, toute latitude pour solutionner cette délicate question au mieux de leurs intérêts locaux et des intérêts généraux de la fédération » [2].
Ainsi, sur les bases de cet ordre du jour du comité central de la Fédération du syndicat du Livre l’adhésion de Emma Couriau est-elle rejetée. Quant à son mari, son exclusion du syndicat, après dix-neuf ans de militantisme, est justifiée d’après une décision d’une assemblée générale lyonnaise de janvier 1906 en vertu de laquelle serait radié « tout syndiqué lyonnais marié à une femme typote, s’il continuait à lui laisser exercer son métier ».

Le droit au travail des femmes, et plus encore des femmes mariées, est un combat qui se livre au sein même de la CGT qui n’est pas exempte des préjugés patriarcaux alors très largement dominants. Le modèle du mâle breadwinner (que l’on traduirait en français par « homme gagne-pain ») renvoie la femme, et plus encore la femme mariée, à son rôle d’épouse et de mère de famille, pas de travailleuse et encore moins de travailleuse défendant ses droits au sein d’un syndicat.

La situation des époux Couriau est encore compliquée par la situation locale. La section lyonnaise du Syndicat du Livre CGT, réformiste, est l’une des plus importantes de la fédération, et jouit d’un soutien indéfectible du comité central. Le secrétaire de cette section, Botinelli, fait de « l’éviction » des typotes, l’axe majeur de son programme syndical. Ainsi déclare-t-il : « La section lyonnaise, [...], mène depuis trente ans la lutte contre la typote... Oui, nous poursuivons l’éviction de la femme de l’atelier de typographie, mais nous le faisons sans haine et sans brusquerie. Ainsi, sans faire de bruit, nous avons réussi [en trente ans] à faire sortir plus de cent femmes de l’atelier ». Toujours selon Botinelli, à propos de la motion du congrès de Bordeaux : « l’admission des femmes était considérée, comme une possibilité et non comme une obligation ; en outre elle n’a pas été appliquée. Enfin, l’ordre du jour du 31 décembre rend “son entière liberté d’action aux sections” ». Il s’agit ni plus ni moins, selon lui, de défendre « l’intérêt général d’une corporation de plus en plus menacée […] On nous traitera d’égoïstes, tant pis. Nous défendrons nos intérêts professionnels ... Nous n’avons pas mission à redresser les torts et les inégalités choquantes de notre société. Ce serait une tâche bien trop lourde pour nos faibles épaules » [3]. Enfin il se justifie : « dans notre syndicat qui n’est pas encore sous le régime libertaire, il y a un règlement, il y a des décisions ; il faut s’y soumettre ou se démettre, sans cela pas d’existence possible pour notre organisation. » On peut y voir une attaque ciblée, en effet Louis Couriau faisait partie de la minorité syndicaliste révolutionnaire au sein de la fédération [4].

Epile Pouget (1860-1931) Fondateur de plusieurs journaux libertaires comme Le Père peinard, il est également une des figures du syndicalisme révolutionnaire et l’un des rédacteurs de la Charte d’Amiens. Il fustigea l’attitude du Syndicat du Livre envers les époux Couriau dans un article publié dans La Guerre sociale.

Emma et Louis Couriau décident de réagir et de dénoncer le sort qui leur est fait. En juin 1913, Louis Couriau signe un premier article dans Le Réveil Typographique, journal de la minorité syndicaliste révolutionnaire au sein de la Fédération du Livre, extrêmement critique envers ses leaders et le comité central. Emma de son côté se rapproche de la Fédération féministe du Sud-Est et obtient son soutien. Une résolution est adoptée et publiée dans L’Humanité le 18 juillet, demandant la réintégration au syndicat des époux Couriau, et ajoutant qu’il était de l’intérêt et du devoir des syndicats d’accueillir les travailleuses « dans leurs organisations et de les y traiter en égales » [5].

En août c’est dans La Bataille syndicaliste, d’orientation syndicaliste révolutionnaire et organe officieux de la CGT, qu’Emma fait paraître une nouvelle lettre dénonçant la politique antiféministe du Syndicat du Livre dans une série intitulée : « Une grave problème. Le travail industriel des femmes ». Elle revient point par point sur les différents dysfonctionnements de la section lyonnaise et fustige également l’attitude plus que timide du comité central et de la fédération. Elle en appelle à l’auto-organisation des travailleuses : « formons notre syndicat nous-mêmes, donnons-lui l’ardeur combative et éducatrice qui semble devenir de plus en plus l’apanage des femmes » et conclut néanmoins sur une note optimiste : « Pour mon compte, je ne désespère pas de voir ceux-là mêmes qui nous repoussent aujourd’hui venir demain réclamer notre concours », avant de finir sur une note que n’aurait pas renié Joe Hill [6] : « À l’œuvre, donc ! » [7]

Féministe dans le mouvement syndical et syndicaliste dans le mouvement féministe, à une époque où la convergence entre les deux n’avait rien d’évident, Marie Guillot (1880-1934) a su, avec habileté et ténacité, amener le syndicalisme français à mieux organiser les travailleuses. Syndicaliste révolutionnaire, elle fut la première femme secrétaire d’une confédération syndicale – la CGTU – en 1922.

Du côté du comité central de la fédération, la publicisation de cette affaire dérange. Son secrétaire général, un dénommé Keufer que Le Réveil Typographique qualifie de « bourgeois parvenu et arrivé » et de « flagorneur de ministre » [8], et qu’Émile Pouget a directement mis en cause dans un article de La Guerre sociale concernant l’exclusion des époux Couriau, il ne trouve comme seule défense pour justifier et amoindrir la position de la section lyonnaise que de renvoyer à l’égoïsme corporatif qui sévirait également ailleurs : « ils ne sont pas les seuls à faire preuve d’égoïsme professionnel » . Et si faute il y a, elle est à rechercher du côté des femmes elles-mêmes : « Et aux féministes, je réponds que les femmes sont responsables de la déplorable mentalité dont elles se plaignent. Ce sont elles qui, ordinairement, sont chargées de l’éducation des enfants. Pourquoi ne les élèvent-elles pas dans un esprit d’équité, de considérations pour la femme ? » [9].

Le secrétaire-adjoint de la fédération, Liochon est beaucoup plus tranché dans ses opinions. Il soutien activement la politique anti-féminine de la section lyonnaise dont il rappelle l’efficacité de la méthode « d’éviction graduelle » des typotes et rappelle les excellents chiffres « cent typotes éliminées en trente ans ! » Ses arguments sont imparables : « C’est que pour moi la question se pose ainsi : la femme ne doit pas travailler dans la typographie. Elle n’y a sa place d’aucune façon. Elle est et ne peut être qu’une sarrasine. Le patron ne l’embauche que parce qu’il la paye moins que l’homme et qu’elle est plus docile » [10]. Et lorsque l’interviewer lui demande s’il ne faudrait pas se battre pour augmenter le salaire de la femme (dans le texte original, femme est toujours mis au singulier) Liochon, répond « qu’elle n’en voudrait pas », et puis « si nous demandons le salaire égal, la typote nous rira au nez et ne voudra pas se syndiquer » ! Et en admettant que cela se fasse , « dans ce cas, c’est le patron qui la chasserait », son travail étant « considérablement inférieur en qualité à celui de l’homme » [11].

Marie Guillot parmi les autres délégués révolutionnaires au congrès CGT de Lyon, septembre 1919

L’affaire est désormais lancée. Francis Millon, un syndicaliste révolutionnaire, au nom de la minorité de la section lyonnaise, leur répond dans la désormais quotidienne rubrique « Une grave problème. Le travail industriel des femmes » de La Bataille syndicaliste. Il y critique non seulement la majorité de la section lyonnaise, mais aussi celle de la fédération et plus largement l’attitude de nombreuses corporation vis-à-vis de la question du travail des femmes. Pour lui, le remède à l’exploitation des femmes est tout entier contenu dans l’action syndicale. Rappelant le fameux mot d’ordre « à travail égal, salaire égal » il conclut sur l’énonciation d’un programme doublement révolutionnaire : « et qu’elles comptent aussi et surtout sur l’action directe et sur leur énergie personnelle pour s’affranchir à la fois de la tutelle parfois brutale de l’homme et de l’asservissement imposé par le patronat » [12]. On retrouve dans ces paroles la même critique formulée un an plus tôt dans Le Libertaire envers la CGT à propos de son inaction pour l’égalité des sexes dans un article intitulé « La bataille féministe ». L’auteur concluait son exposé par ces mots : « Qu’à la porte de chaque Bourse du travail brille la devise : “Le travail n’a pas de sexe.” Que dans les fonctions de la CGT il y ait autant de femmes que d’hommes : un pas sera fait vers la libération définitive. » [13]

Suite notamment à cette série d’article dans La Bataille syndicaliste, plusieurs sections locales désavouèrent la section lyonnaise du Syndicat du Livre ainsi que d’autres au sein de la CGT. Devant la pression, le comité centrale de la fédération décida de la réintégration de Louis Couriau mais pas d’Emma qui avait de son côté fondé son propre syndicat féminin. L’affaire Couriau intervient dans un moment où le mouvement syndical est fortement interpellé sur la question du travail des femmes et de leur syndicalisation par des libertaires et des syndicalistes révolutionnaires d’une part, et par des féministes d’autre part. L’affaire prit alors une tout autre ampleur en étant notamment publicisée hors des cercles syndicaux par la militante syndicale et féministe Marie Guillot [14] qui critique fortement l’attitude de la CGT dans cette affaire dans un article paru dans La Voix du Peuple, l’organe officiel du CGT en janvier 1914 déclenchant une série d’articles dans divers organes de la presse syndicale, féministe ou libertaire.

David (UCL Chambéry)

Suite dans la seconde partie, publiée dans Alternative libertaire de Mai 2023.

[1Marie-Victoire Louis, « L’affaire Couriau », in Cette violence dont nous ne voulons plus. Syndicalisme et sexisme, n°7, 1988.

[2Idem.

[3Idem.

[4Notice « Couriau Louis, Auguste » par Marie-Cécile Bouju, Julien Chuzeville, version mise en ligne le 24 mars 2020, dernière modification le 7 octobre 2022 sur Maitron.fr.

[5Notice « Couriau Emma » par Madeleine Guilbert, notice complétée par Julien Chuzeville, version mise en ligne le 30 mars 2010, dernière modification le 24 septembre 2022 sur Maitron.fr.

[6Emma Couriau, « Syndicalistes antiféministes », La Bataille syndicaliste, 21 août 1913.

[7En référence au « Don’t mourn, Organize ! » expression tirée du télégramme envoyé par Joe Hill, syndicaliste et chanteur étasunien, après sa condamnation à mort, à Bill Haywood, leader du syndicat d’orientation syndicaliste révolutionnaire IWW : « Au revoir, Bill, je meurs comme un vrai rebelle. Ne perdez pas de temps à faire votre deuil. Organisez-vous ! »

[8Le Réveil syndicaliste, janvier 2012.

[9La Bataille syndicaliste, 25 août 1913.

[10Idem.

[11Idem.

[12La Bataille syndicaliste, 26 août 1913

[13Le Père Barbassou, « La bataille féministe », Le Libertaire, 17 août 1912. Repris par Clara Schildknecht, Hardi, compagnons ! Masculinité et virilité anarchiste à la Belle époque, Éditions Libertalia, 2023, p. 163

[14Voir notamment Anne Arden et Guillaume Davranche, « Marie Guillot, de l’émancipation des femmes à celle du syndicalisme », Alternative libertaire, mars 2007.

 
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