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Lire : Broca, « Utopie du logiciel libre »




Sorti en 2013, Utopie du logiciel libre de Sébastien Broca retrace l’histoire du mouvement du logiciel libre, son impact dans la société, et les possibles qui émergent grâce à l’activisme de ses acteurs et de ses actrices.

À la fin des années 1970, la sphère marchande rattrape vite le «  retard  » qu’elle a alors dans le domaine de l’informatique, en installant des verrous législatifs et organisationnels, dans le monde du travail principalement. On peut parler d’un moment «  d’enclosure  » dans l’utilisation de l’informatique, par analogie avec ce tournant dans l’organisation de la société anglaise, au cours duquel les Enclosure Acts ont, au fil des XVIIe et XVIIIe siècles, mis fin aux droits d’usage et démantelé les communs, réservant les prés communaux aux propriétaires de moutons producteurs de laine et laissant les familles paysannes sombrer dans la précarité.

Le hack du siècle

Revenons à l’informatique  ; dans ce contexte d’enclosure, une figure se distingue par son activisme et ses idéaux  : Richard Stallman. Activiste fondateur de la Free Software Foundation (FSF), il lance, au début des années 1980, la résistance. Avec la FSF, le projet d’un système d’exploitation libre (GNU) voit le jour. De plus, profitant de ce que la législation du copyright accorde aux auteurs et aux autrices sur l’usage de leurs œuvres, la FSF arrache une licence libre, la fameuse General Public License (GPL). Celle-ci octroie aux utilisateurs et aux utilisatrices quatre libertés – utilisation, modification, copie et redistribution – et exige que celles-ci soient respectées à leur tour par les logiciels qui reprennent un code source sous licence GPL. Joli pied de nez à une législation qui se veut la garante de la sacro-sainte marchandisation du monde !

Comme tout mouvement, le mouvement du logiciel libre est influencé par le contexte ambiant dans ses évolutions. Au début des années 1990, une autre vision du logiciel libre émerge. Se voulant «  pragmatique  » et loin de toute «  idéologie  », l’open source naît. Il est à l’image du tournant «  fin de l’histoire  » de cette décennie. Puisqu’il faut faire de l’argent de tout, ne serait-il pas plus judicieux de transformer les logiciels libres, l’organisation horizontale de ses contributeurs et de ses contributrices, et la performance technique louable de ceux-ci, en une source de richesse  ?

La question reste ouverte jusqu’à nos jours. Les convictions du mouvement du logiciel libre et ceux de l’open source sont différentes. Un exemple éloquent  : le premier défend l’idée que la technologie n’est pas neutre, car sa conception et ses règles induisent un fonctionnement et une utilisation spécifique. Le second scande que la technologie est neutre, et que c’est son utilisation qui détermine son sens.

Luttes et expérimentation

Le rapport au travail et l’exigence d’horizontalité que le mouvement du logiciel libre amènera dans la société, et dans le monde du travail, sont étudiés minutieusement par l’auteur. En s’appuyant sur des références de poids (Marx, Gorz, Castoriadis, Negri, Moulier Boutang), Sébastien Broca déroule des analyses pertinentes sur de nombreux sujets  : le capitalisme cognitif, la récupération du new management, le general intellect, et les autres possibles revendicatifs qui émergent comme le mouvement des communs ou le revenu universel.

Une partie conséquente du livre est consacrée aux batailles menées à partir des années 2000 par une nouvelle génération du mouvement, comme la lutte contre la brevetabilité en France et dans l’Union européenne.
Au fil des chapitres, on explore des recoins de l’histoire insoupçonnés et des analyses peu connues, dont une qui mérite d’être citée  : la proximité du mouvement du logiciel libre avec la notion de l’outil convivial, notion théorisée par Ivan Illich et chère au mouvement de la décroissance. L’excellence de la narration référencée, doublée d’une recherche d’argumentation solide encourage la lecture de ce livre.

La conclusion est limpide  : l’influence du mouvement du logiciel libre déborde largement la sphère dite «  technique  », et elle est loin de se limiter à un passe-temps de passionnées.

Marouane Taharouri (UCL Naoned)

  • Sébastien Broca, Utopie du logiciel libre. Du bricolage informatique à la réinvention sociale, Le passager clandestin, 2013, 282 pages, 9 euros.
 
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