Interview : Serge Quadrupanni : « A qui profite la peur ? »




Serge Quadrupanni, vient de publier La Politique de la peur, où il fait le panorama complet des mécanismes à l’œuvre depuis vingt ans et qui établissent le contrôle social comme unique modalité du pouvoir. Imaginer la menace, identifier l’ennemi, tester la société : faire de la peur une doctrine...

Alternative libertaire : Pour bien poser le problème traité dans le livre, pourquoi ce choix de la peur comme sujet ?

Serge Quadrupanni :

La peur est au principe de la conception du monde sur quoi repose le néo-libéralisme : « l’homme est un loup pour l’homme ». C’est l’idée que chaque individu poursuit des intérêts égoïstes et rationnels et que la somme de ces intérêts, exprimés à travers la concurrence, aboutit au meilleur des mondes possibles. Cette conception a pris la forme d’un programme délibérément mis en œuvre à partir des offensives reagano-thatchériennes (relayées en France à partir des années 1980 par tous les partis de gauche et de droite) et étendue à travers la planète par les organismes internationaux échappant à tout contrôle des peuples : FMI, Banque mondiale, Commission européenne, etc. Nos sociétés exsudent la peur, que ce soit la crainte de la précarité, au travers des relations de travail où la brutalisation et la concurrence exacerbée deviennent des principes de management, dans les développements anxiogènes de la technoscience (des OGM à Fukushima).

En conséquence, il n’est pas étonnant que le sécuritaire (concentration des peurs diffuses sur des boucs émissaires à travers des dispositifs idéologiques, politiques et techniques) et l’humanitaire (le Care, le Welfare qui subsiste malgré tout – compassion sans frontière) soient les deux axes sur lesquels s’expriment les puissances constituant ce que j’appelle l’empire : la constellation de pouvoirs s’efforçant de gérer la civilisation capitaliste planétaire. Et plus cet effort gestionnaire peine à maîtriser ce qu’on appelle l’économie, plus le sécuritaire reste une valeur refuge pour les hommes politiques car il présente cet avantage de s’auto-entretenir : il soigne la peur en redoublant ce qui la produit.

Pourquoi écrire ce livre maintenant ?

Avec le 11 Septembre nous sommes entrés dans une phase ultra sécuritaire, marquée par la recherche constante de nouveaux ennemis de la société, à partir de la chasse à l’Ennemi mondial, le sigle Al Qaeda. C’est cette logique de multiplication des ennemis que j’ai essayé, entre autres, d’analyser dans différents pays. Je dois dire que, pour ma plus grande joie, cette période est en train de se clore avec les révolutions arabes qui sont, à plus d’un titre, un « anti-11 Septembre ». Mais cela n’exclut pas le recours à l’arsenal sécuritaire (stratégie de la tension, exacerbation des haines sur des catégories de population, techniques de contrôle) : ce recours peut apparaître pour les dominants comme un moyen de reprendre la main sur une situation qui leur échappe. L’opération de communication, et accessoirement de police, des marchés pétroliers en cours en Lybie, nous en fournit un exemple.

Ton livre n’est pas isolé sur le sujet du « sécuritaire » (Rigouste, Les Marchands de peur, Bonelli, La France a peur...) Quelle est la contribution que tu souhaitais faire au sujet ?

Nos livres sont complémentaires, Les marchands de peur s’attache spécifiquement aux pseudo-experts à la Bauer, Raufer, celui de Bonelli portait sur la constitution du jeune des banlieues comme ennemi. Ce n’est pas par hasard si je cite beaucoup un autre bouquin de Rigouste (L’ennemi intérieur) et un autre dirigé par Bonelli (Au nom du 11 septembre). Il faudrait ajouter celui de Guillon : La terrorisation démocratique, sur les lois sécuritaires en France. Disons que mon bouquin tente d’embrasser l’ensemble de la question pour l’ensemble de ce qu’on appelle l’Occident. Dans quelle mesure la tentative est réussie, c’est au lecteur de le dire. En tout cas, il s’inscrit dans un effort de compréhension qui ne peut être que collectif, comme toutes les questions qui concernent la compréhension du monde en vue de le transformer.

En quoi cela correspond-il à une de tes préoccupations personnelles de militant ?

Le dernier membre de phrase du paragraphe précédent répond à la question : on ne peut pas se poser la question de la transformation du monde sans analyser ce qui aide à le maintenir.

Propos recueillis par Cuervo (AL 95)

 
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