Anarchistes et Juifs dans la Révolution russe




Selon l’adage antisémite des années 1930, «  les Juifs dominent le monde  » , qu’ils soient capitalistes ou communistes. Si de nombreux Juifs et Juives se sont impliqués dans la dynamique révolutionnaire en Russie, c’est d’abord pour sortir de la situation d’extrême pauvreté, des mesures discriminatoires, et des pogroms orchestrés par l’appareil d’État tsariste. Beaucoup de ces Juifs et Juives révolutionnaires avaient choisi le camp libertaire et ont subi la répression bolchévique.

La Russie commence à s’industrialiser au tournant du XXe siècle notamment dans des villes moyennes du Yiddishland. [1] C’est à Bialystock que se crée le premier foyer de militance libertaire juive, suite à une scission au sein du Bund. [2] Prônant la révolution sociale immédiate, ces très jeunes gens sont impatients d’en découdre avec l’autocratie tsariste, la religion et le capital, trouvant le Bund ou le Parti socialiste-révolutionnaire trop timide dans leurs actions. Au plus fort du mouvement révolutionnaire de 1905, on trouve plusieurs centaines d’activistes libertaires juifs rien que dans cette ville. Des groupes libertaires essaiment alors jusqu’aux confins du Yiddishland.

Même si ce phénomène reste minoritaire au regard de l’immense majorité des paysans, la classe ouvrière de ces villes moyennes, où les conditions sociales sont extrêmement dures, va être un élément moteur d’une révolution décentralisée. Dans le climat de guerre sociale larvée qui suit l’échec de la révolution de 1905, les activistes libertaires juifs choisissent très majoritairement la stratégie «  action directe, sabotage, propagande par le fait, expropriation  ». Dans une logique de vendetta face à la répression tsariste. Ils et elles pratiquent la lutte armée contre les gradés de l’armée et la police, et commettent des attentas contre la bourgeoisie. Le passage à l’acte allant jusqu’à lancer une bombe dans la synagogue de Krynki qui abritait une réunion de patrons juifs. Ces anarchistes comme Samuel Schwartzbard initient des groupes d’auto-défense contre les pogromistes.

Riposter à la violence tsariste

La réaction du pouvoir tsariste est sans pitié. Entre 1906 et 1908, le mouvement libertaire est éradiqué en Russie, notamment dans le Yiddishland. Plusieurs milliers d’activistes périssent, d’autres sont emprisonnés ou envoyés en Sibérie. Les plus chanceux fuient en Occident et aux États-Unis où ils et elles vont fréquenter le mouvement libertaire et syndicaliste révolutionnaire, jusqu’en 1917, se formant à de nouvelles pratiques de lutte collective et de propagande. C’est à cette époque que Daniil Novomirsky, très influencé par Fernand Pelloutier, le promoteur des bourses du travail, en France, invente et utilise, en 1907, le terme «  anarcho-syndicaliste  ».

La révolution de 1917

De retour d’exil, en 1917, dans la «  Mère Russie  » par milliers, ces activistes libertaires juifs sont numériquement ultra minoritaire au regard d’une révolution qui engage six millions d’ouvriers et ouvrières, et une centaine de millions de moujiks. [3] Cependant ces militants et militantes aguerris vont devenir pour partie les cadres du mouvement anarchiste russe.

Débarrassés du carcan géographique du Yiddisland, ils et elles rejoignent en nombre Petrograd et Moscou, animent des soviets, dont celui de Kronstadt, des syndicats, éditent des journaux libertaires, structurent les organisations libertaires. [4] Physiquement engagés sur tous les fronts militaires, nombreux sont ceux et celles qui périssent les armes à la main. On les retrouve notamment en Ukraine, au côté de Nestor Makhno.

Puis de nouveau la répression s’abat sur le mouvement libertaire, dès avril 1918 à Moscou, mais cette fois ce sont les bolcheviks qui font le sale travail essentiellement au travers de leur appareil policier, la Tchéka, et de l’Armée rouge. Des anarchistes sont envoyés en exil dans les goulags où les sévices, le froid, la maladie et la disette les font mourir à petit feu jusque dans les années 1930. En 1920, Olga Taratouta, de son vrai nom Elka Ruvinskaia, écrit «  qu’un an et demi de prison soviétique  » lui avait coûté «  plus de vie que les dix années de travaux forcés du temps tsariste  ». Elle est fusillée le 8 février 1938 «  pour activité antisoviétique et anarchiste  » à 62 ans.

La « terreur rouge »

Les libertaires juifs sont particulièrement visés par l’appareil de répression bolchevik car très vite repérés en tant qu’animateurs et animatrices du mouvement. Leurs noms égrèneront dès 1922 les longues listes de victimes libertaires du pouvoir bolchevik.

Une certaine porosité avec la culture judaïque donne d’ailleurs des résultats assez étonnants  : le terme «  pogroms anti-anarchistes  » est employé pour parler de victimes libertaires du pouvoir bolchevik.

Parallèlement, la présence de nombreux Juifs et Juives bolcheviks dans l’appareil d’État soviétique dès les premiers mois qui suivent la révolution, grâce à la fin des discriminations envers les minorités ethniques, suscitent bientôt une réaction antisémite. Lorsque l’extension de la bureaucratie favorise l’entrée massive d’une nouvelle génération issue des couches populaires paysannes, celle-ci entre en
concurrence au sein de l’appareil stalinien, avec les «  Juifs de la première heure  ». Ces tensions perpétuent un antisémitisme populaire qui perdure jusqu’à nos jours en Russie.

De retour dans l’exil

La plupart des historiens libertaires de la Révolution russe sont d’origine juive. Ces intellectuel.les engagé.es dans l’action, Ida Met, Anatole Gorelik, Ephim Yartchouk, Voline, Alexandre Shapiro, ou des témoins oculaires tels Emma Goldman et Alexandre Berkman, n’ont de cesse dans leur exil de donner leur vision anti-autoritaire de la Révolution russe de dénoncer les exactions bolcheviks. Emma Goldman laisse dans ses Mémoires un témoignage émouvant de son passage dans un village d’Ukraine dans lequel les habitants juifs et juives viennent de subir un pogrom. Leurs analyses pertinentes de l’échec de la Révolution nous éclairent encore aujourd’hui sur la façon de conduire nos luttes et structurer notre mouvement. Ils et elles théorisent le système soviétique comme «  capitalisme d’État  ».

Dès 1922, la situation au goulag et la répression bolchevik (appelée «  fascisme rouge  », par Voline) est dénoncée par ces militant.es. Beaucoup ne les écoutent pas à cette époque, parce qu’ils et elles sont anarchistes. La droite et son extrême ne peuvent s’arroger le monopole de la dénonciation des crimes soviétiques  : les anarchistes qui se revendiquent du communisme ont toute la légitimité pour clamer haut et fort l’horreur des goulags. D’ailleurs laissons parler Gorelik, Voline et Konov  : «  Un jour l’historien de la révolution s’arrêtera tout étonné et effrayé aux pages relatant les persécutions que le gouvernement communiste fit subir à l’idée libertaire, à ses disciples, propagateurs et militants  ; il se détournera de ces pages en tressaillant. A première vue, il ne les croira pas. Et lorsqu’il les croira, lorsqu’il se persuadera de leur véracité bouleversante, il les qualifiera comme les pages les plus noires de l’histoire du communisme étatiste. Et il cherchera audacieusement l’explication historique et psychologique de cette épopée sanguinaire  » [5]

Un anarchiste juif signe le dernier acte de la révolution russe, en 1927 à Paris  : Samuel Schwarzbard y assassine le pogromiste ukrainien Petlioura d’un coup de pistolet en pleine rue devant le restaurant d’où il sortait. Son acte est considéré par la justice française comme de la légitime défense, ce qui lui permet d’échapper à la condamnation. Pour la petite histoire, Schwarzbard s’était procuré son arme auprès d’un groupe de militants exilés de la CNT espagnole. [6]

Jean-Marc Izrine  [7]

[1Région dans laquelle les tsars avaient cantonné les Juifs de Russie (Lituanie, Biélorussie, Ukraine, Galicie, Pologne, Moldavie)

[2Parti social-démocrate spécifiquement juif et tout aussi numériquement important à lui seul que le Parti ouvrier social-démocrate russe.

[3Paysans en russe.

[4Voir le dossier d’Alternative libertaire de juillet-août 2017, où plusieurs activistes juifs du mouvement sont cités.

[5Brochure La répression de l’anarchisme en Russie soviétique, juin 1922.

[6Juan Garcia Oliver, L’Écho des pas, Le Coquelicot, p.98-99.

[7Jean-Marc Izrine est l’auteur de Les Libertaires du Yiddishland, éditions d’Alternative libertaire.

 
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