Pleins feux

Face au pouvoir : gagner la bataille antiraciste en France




Loi «  séparatisme  », polémique sur «  l’islamo-gauchisme  », déclarations politiques antisémites, tribunes militaires et policière... L’année écoulée a vu une déferlante raciste faisant dangereusement consensus. Notre camp social, traversé par ces clivages, doit mener une bataille radicale pour faire reculer le racisme à une échelle de masse.

Les crispations du débat en France détonnent en comparaison d’autres pays, un an après les mobilisations pour George Floyd qui ont marqué un acmé du renouveau des luttes antiracistes à l’échelle internationale. Des victoires symboliques ont eu lieu, comme récemment, le jour de l’abolition de l’esclavage devenant férié aux États-Unis, pays où la lutte contre les violences policières a pris un caractère massif. Les premiers et premières concernées des mouvements antiracistes gagnent en légitimité auprès du public  ; ils et elles se trouvent même parfois cooptées par le pouvoir, avec toutes les contradictions de classe et le tokénisme  [1] que cela implique, comme pour contenir la «  révolution décoloniale  ».

Mais en France, c’est tout le contraire  ! L’année fut une succession de réactions racistes. Dès le départ, Macron a fustigé les «  séparatistes  » et les «  révisionnistes », avec pour seule compensation, d’avoir commandé dans l’année deux rapports auprès des historiens médiatiques Pascal Blanchard et Benjamin Stora, le premier pour valoriser la «  diversité  » dans les noms de rue et d’établissement, et le second, problématique à plein d’égards, sur le rapport à la guerre d’Algérie. Mais entre les polémiques issues autant de la Macronie que de sa droite, la fuite en avant ne semble pas s’arrêter. Dernière en date  : la ridicule polémique du genou à terre de l’équipe de France de football pour George Floyd (qui n’aura même pas lieu).

Une histoire et une actualité coloniales

La France est sans doute le pays où la fracture coloniale est la plus forte  : s’attaquer à l’histoire coloniale c’est attaquer la République et son idéologie – une forme d’universalisme abstrait qui tend à légitimer certaines dominations. Vingt années de guerre de décolonisation (Indochine, Algérie, Cameroun…) avec mobilisation des appelés et rapatriement des colons – ce qui reste une exception mondiale dans ces proportions – ont eu un impact fort sur l’ensemble de la société, en particulier sur la classe politique française et l’appareil policier et militaire de l’État  : l’anniversaire du putsch d’Alger choisi par ces mêmes militaires pour publier leur appel séditieux n’est pas un hasard.

Mais surtout cette fracture est toujours béante  : le traitement des départements d’outre-mer et la répression des mobilisations qui y ont lieu, le maintien de la Françafrique dans un contexte de déclin de l’influence française, les ventes d’armes et des techniques de répression policière… Et vingt années d’interventions militaires et de «  guerre au terrorisme  » (Afghanistan, Côte d’Ivoire, Libye, Syrie-Irak, Sahel) qui, comme les missions de police, participent à travailler idéologiquement les «  troupes  » en façonnant une vision du monde raciste, sécuritaire et alarmiste – ce qui ressort dans une deuxième tribune, celle des militaires d’actives, sur fond d’antisémitisme. Enfin, mentionnons les expressions d’antisémitisme qui trouvent de plus en plus facilement leur place dans les médias, à l’initiative de polémistes ou d’hommes politiques.

Alors qu’aux Etats-Unis, le mouvement antiraciste a fait bouger le Parti démocrate, en France, il y a un consensus droite-gauche (hormis LFI et l’extrême-gauche) pour s’aligner sur les flics !

De l’extrême droite à la gauche

Il n’y a rien d’exclusivement français ici : les discriminations optimisent la précarité dans tous les pays, et les classes dominantes occidentales majoritairement blanches et masculines, inquiètes des remises en cause des ordres sexiste et raciste, se radicalisent à droite partout dans le monde, jusqu’à la victoire électorale dans certains pays.

Mais la spécificité en France, c’est que la gauche marche dedans, alors qu’ailleurs la rupture idéologique sur ce registre semble relativement plus claire. Ici, comme l’illustrent parfaitement les convergences droite-gauche du Printemps républicain, les surenchères chauvines et sécuritaires contaminent jusqu’à une partie du PCF (participation aux manifs de policier, vote de la loi «  séparatisme  »), et les actrices et acteurs de l’antiracisme politique sont systématiquement attaquées, voire criminalisées (dissolution du CCIF). Et à tout cela, des intellectuels de gauche viennent régulièrement offrir des arguments progressistes (comme Gérard Noiriel ou Stéphane Beaud cette année, inquiets des «  identitarismes  » qui évacueraient la «  question sociale  »).

La colonisation a façonné un complexe de supériorité  : celui du Français ou de la Française apportant la lumière de l’émancipation  ; et la gauche peut en être imprégnée. Si on ajoute à cela la non-expérience de la condition de racisée, conduisant à reléguer au second plan cette question, cela peut donner des décalages avec les premiers et premières concernées sur des sujets comme l’islamophobie, la négrophobie, les violences policières, jusqu’au sein des mouvements sociaux.

La récente mobilisation pour la Palestine l’illustre bien  : si à l’échelle internationale les voix de gauche, radicales ou pas, qui s’affirment en opposition au gouvernement d’Israël ou à l’ensemble de son système colonial ont pris de l’importance, en France cette rupture n’a pas encore eu lieu.

Aux États-Unis, dès 2015, le mouvement Black Lives Matter voyait en son sein émerger «  Black for Palestine  » – à propos duquel, en France, Génération Palestine avait organisé en 2015 une tournée de conférence avec un de ses représentants, Kristian Davis Bailey. Par ailleurs, Angela Davis a, ces dernières années, fait la liaison entre la question palestinienne, celle des prisons – aux États-Unis comme en Palestine – et celle des violences policières et du racisme  [2], quand en parallèle, les dockers du port d’Oakland, très mobilisés dans BLM, bloquaient le déchargement d’un navire israélien  [3], et qu’en Palestine émergeait le slogan «  Palestinian Lives Matter  »  [4].

Ce dynamisme international des luttes se reconnaissant mutuellement est encourageant, mais une partie du mouvement social français perçoit la question palestinienne comme séparée des questions intérieures, tout comme il voit toujours le racisme comme secondaire. La tribune des policiers en appelant à appliquer aux quartiers populaires les méthodes israéliennes sur les Territoires occupés – on parle tout de même là d’une société d’apartheid – devrait au contraire fortement nous inquiéter. Le délaissement de la campagne BDS et l’absence de mouvement anti-guerre depuis 2003 pourrait être payé cher par notre camp social  : comme disait Aimé Césaire, le colonialisme qu’on exporte nous revient toujours en «  choc en retour  » [5] . 

Les exigences d’égalité des populations issues de la colonisation ne disparaîtront pas. Abattre le racisme systémique exige de remettre en cause l’État, les rapports d’exploitation, la politique étrangère, et de déconstruire quatre cents ans de culture et de représentations coloniales et esclavagistes – remise en cause trop dangereuse pour la classe dominante.

Notre camp politique voit les divergences de grilles de lectures sur ces questions exacerbées, ce qui complique les convergences avec un mouvement antiraciste lui-même divisé et traversé de contradictions (comme la négrophobie au sein même de groupes de personnes racisées, par exemple). Cet épisode mondial de transformation longue et progressive de nos sociétés héritées du colonialisme pourrait passer en France par une bataille très difficile à mener. Elle pourrait aussi y être plus radicale et révolutionnaire en revanche, l’establishment français combattant même les tendances les plus modérées du mouvement décolonial.

Les anticapitalistes doivent y prendre part afin de faire reculer le racisme à une échelle de masse, stratégie défendue par l’UCL.

Nicolas Pasadena (UCL Montreuil)

[1Le tokénisme est le nom donné aux politiques symboliques d’inclusion des minorités, qui consistent à afficher publiquement des «  jetons  » (tokens en anglais) de diversité, sans lutter réellement contre les discriminations.

[2Angela Davis, Une lutte sans trêve, La Fabrique, 2016.

[5Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, 1951.

 
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