Dossier Révolution haïtienne : Le regard d’Aimé Césaire sur le « caporalisme agraire »




Homme de lettres et léniniste martiniquais, Aimé Césaire (1913-2008) a consacré plusieurs écrits à Haïti, dont notamment une pièce de théâtre, La Tragédie du roi Christophe (1963), et une étude historique, Toussaint Louverture. La Révolution française et le problème colonial (Présence africaine, 1960), dont sont extraits ces quelques paragraphes.

Parce que Toussaint était conscient de l’imminence de la guerre et de l’ampleur du danger, lui devint ennemi tout ce qui était de nature à diminuer ou à paralyser la production locale. Ennemi, l’absentéisme des propriétaires. Ennemi, l’afflux dans les villes de la population rurale. Ennemies, l’indolence et la paresse. Ennemi enfin, ce morcellement des terres que préconisaient certains, mais qui, pour justifié qu’il fût, ne pouvait se traduire dans l’immédiat que par une chute vertigineuse de la production et l’abandon des cultures des produits d’exportation.

Là, Toussaint allait à contre-courant et il le savait. Toutes les paysanneries du monde connaissent « la faim de la terre ». Mais Toussaint tenait bon. [...]

Mais pour rénover l’économie, il fallait plus que la terre : du travail, un travail acharné, et des spécialistes. Les spécialistes, où les trouver ? Ils étaient tous blancs ; anciens colons propriétaires, ou anciens gérants.[...]

Malheureusement, si les idées de Toussaint étaient bonnes, sa méthode l’était moins. Le problème le plus délicat pour un révolutionnaire c’est celui de la liaison avec les masses, il y faut de la souplesse, de l’invention, un sens de l’humain toujours en éveil. Et c’est par là que Toussaint péchait. Faisant la guerre nuit et jour, la déformation militaire le guettait, qui est mécanisme et schématisme. Il y tomba. Il cessa d’inventer, se contentant d’appliquer à toute situation nouvelle le schéma militaire qu’il avait fini par mettre au point.

La situation sociale était préoccupante ? La situation économique grave ? Il crut tout résoudre en militarisant tout. C’est par là qu’il se perdit. Si la liaison avec les masses est le tissu conjonctif de la révolution, le sien se sclérosait . Il ne persuadait plus. Il décrétait. [...]

On avait beau jeu de dire à Toussaint [au sujet de son règlement de culture d’octobre 1800] : « C’est le retour des formes anciennes de travail. C’est en fait le retour à l’esclavage. » […]

Il ne suffit pas qu’un mot d’ordre soit juste. Et sans doute le souci […] du relèvement économique de Saint-Domingue était-il juste. Mais il faut réussir à en faire plus qu’un mot d’ordre. Il faut réussir à le faire vivre dans la conscience des masses. Bref, la caporalisation compromit la mobilisation. Et c’est par là que Toussaint échoua. Le meilleur signe de cet échec est qu’il dut avoir recours à la répression. À Plaisance, à Marmelade, au Limbé, à Dondon, aux environs du Cap, un peu partout, les paysans se soulevèrent. […] La révolte fut matée […]. Mais l’avertissement était grave pour Toussaint. À la veille d’une partie décisive, il s’était manifesté, et des plus graves, une fêlure dans le système.


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