Culture

Lire : Jean Hatzfeld, « Là où tout se tait »




Écrivain, grand reporter, Jean Hatzfeld construit une œuvre sans pareille sur le génocide rwandais. Chacun de ses livres restitue les témoignages qu’il a recueillis en allant vivre plusieurs mois sur place, toujours dans le même village. Avec ce dernier opus, il revient sur les traces des Justes, les Hutus qui ont tenté de sauver des Tutsis.

Il arrive à Canissius de croiser Gahutu dans les rues de Nyamata  : «  On se salue, on se parle de rien.  » Vingt-cinq ans plus tôt, Gahutu Sengati a massacré ses voisins tutsis à la machette, «  à s’en casser les bras  ». Canissius Rutaganira a échappé de peu à son ancien ami. Mais une bonne partie de sa famille a été exterminée, comme 80 % des Tutsis de la ville. Les propres père et mère de Gahutu, soupçonnés de complicité avec les inyenzi (cafards), ont été abattus.

En trois mois, 800 000 personnes ont été exterminées sur ordre du gouvernement d’extrême droite Hutu Power, par la soldatesque, par les miliciens interahamwés, mais aussi par une portion significative de la population civile, fanatisée et excitée par l’appât du gain. Huit fois sur dix, les victimes furent «  coupées  » à la machette, les yeux dans les yeux.

Des années plus tard, durant les procès gaçaça tenus en place publique, les victimes ont pu raconter  ; les bourreaux ont pu avouer et demander pardon. Devant l’assemblée, Gahutu, lui, est resté obstinément mutique. Il a passé treize ans au pénitencier. Puis est revenu habiter à Nyamata, parmi les survivants. Et parmi d’autres tueurs ayant, eux, été «  pardonnés  ». La vie a repris son cours, bon an mal an, suivant le processus d’«  unité et réconciliation  » mis en œuvre par l’État rwandais dans les années 2000.

Mais comment, réellement, refaire société après un tel cataclysme ?
Cette énigme tenaille Jean Hatzfeld, un des principaux mémorialistes, en France, du génocide de 1994. Dans cette sixième enquête, il confronte les témoignages, poignants, de plusieurs habitantes et habitants de Nyamata. Principalement sur deux sujets  : les «  Justes  » – ces rares Hutus qui cachèrent des Tutsis – et les fosses communes, ce stigmate indélébile sur la terre rwandaise.

Quand, au bout de trente-quatre jours de tueries, les survivants hébétés sortirent des marais, ils et elles retrouvèrent la ville jonchée de corps. Et devinèrent, çà et là, des fosses communes hâtivement rebouchées. La plupart furent rapidement mises au jour. Puis, des années plus tard, des détenus sous escorte en localisèrent d’autres, creusèrent et exhumèrent, devant les habitants en larmes. Ossements mêlés de cailloux, de tessons de bouteilles, de vêtements en lambeaux… Trop souvent, les restes ne purent être identifiés. Un ossuaire mémorial les accueille. Aujourd’hui encore, nul doute qu’il reste des fosses inconnues. Elles hantent le Rwanda.

Seulement 270 « Justes » ?

Silas Ntamfurayishyari, un soldat qui a sauvé plusieurs Tutsis au péril de sa vie, est un des Justes interviewés dans le livre. Il fait même partie des 34 abarinzi w’igihango (gardiens du pacte de sang) médaillés au niveau national. Comment expliquer ce nombre dérisoire  ? Jean Hatzfeld rappelle qu’il s’est agi d’un génocide «  de proximité  », entre voisins, sans guère de cachettes possibles.

Les familles mixtes furent parfois le théâtre de négociations dont la cruauté dépasse l’entendement. Ici, tel mari hutu sacrifia son épouse tutsie pour sauver les enfants. Là, tel autre put la sauver, mais dut donner le change en «  maniant la machette à tour de bras  ». Celui-ci réussit à cacher la famille tutsie de son épouse  ; il suivit néanmoins les génocidaires dans leur débâcle, en priant pour que sa trahison ne fut pas découverte. Celui-là avait deux épouses, une tutsie et une hutue  ; il a caché sa famille tutsie pendant que ses enfants hutus, feignant de l’ignorer, participaient chaque jour à l’extermination.

Tout cela explique pourquoi l’association Ibuka ne recensait, en 2010, qu’environ 270 potentiels Justes ayant survécu. Mais des paroles recueillies, Hatzfeld dégage aussi le sentiment qu’une malédiction plane sur ces derniers. Leur exemplarité donne mauvaise conscience à nombre de Hutus. Quant aux Tutsis, beaucoup doutent de leur pureté. Innocent Rwililiza, un enseignant, estime ainsi que si les morts «  ressuscitaient, ils pourraient bien pointer un doigt accusateur sur ces Justes, parce qu’ils ont vu plus que nous. Est-ce que nous pouvons ne pas ressentir de soupçons sur tout le monde  ?  » Et de confesser  : «  Si on s’en fiche, c’est qu’il reste un peu de haine en profondeur.  » Jean Hatzfeld réalise un travail inestimable.

Guillaume Davranche (UCL Montreuil)

  • Jean Hatzfeld, Là où tout se tait, Gallimard, janvier 2021, 224 pages, 19 euros.
 
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