Histoire

1931 : l’Exposition coloniale, foire exotique et idéologique




Ouverte pendant six mois à Vincennes, elle gava d’exotisme et de racisme bon enfant plus de 8 millions de visiteurs et visiteuses. Seuls l’extrême gauche et les groupes d’étudiants et de travailleurs immigrés s’y opposèrent, en dévoilant « la vérité sur les colonies ».

Ce fut la plus imposante manifestation du nationalisme tricolore dans l’Entre-deux-guerres, une vaste opération idéologique pensée par le lobby colonial, mise en œuvre par l’État, relayée par les médias, pour que chaque Français «  se sente citoyen de la Plus Grande France  »  [1], celle de l’empire. Cette vaste opération, ce fut l’Exposition coloniale de 1931 à Vincennes.

Des années 1880 à 1914, l’expansion colonialiste avait suscité des sentiments mélangés dans l’opinion publique. D’un côté, on frémissait aux récits de conquête, perpétuant la légende napoléonienne, faisant de la France une puissance mondiale face à sa rivale britannique – ce que la presse stipendiée (Le Matin, Le Petit Journal, Le Temps...) ne cessait de promouvoir. D’un autre côté, on flairait l’escroquerie monumentale engloutissant les fonds publics – et la vie de « nos brav’ soldats » – pour satisfaire des intérêts privés : ceux de capitalistes avides de concessions minières ; ceux de colons viveurs et profiteurs.

Habilement, le lobby colonial distillait sa propagande suivant deux axes : une argumentation « réaliste », à l’intention de la droite, qui ne parlait qu’investissements, rendements, ressources stratégiques, géopolitique ; une argumentation « vertueuse », propre à séduire la gauche, exaltant les progrès apportés par l’éducation et la médecine – bref, la « mission civilisatrice » – dans les pays conquis.

Devant une reproduction du temple d’Angkor, escorté de spahis, le président de la République et le maréchal Lyautey inaugurent l’expo le 6 mai 1931.
Crédit : agence Meurisse/ BNF

Et cela avait marché. En l’espace de vingt ans, entre 1880 et 1900, tous les partis bourgeois, parfois réticents au départ, s’étaient progressivement convertis au colonialisme. Dans les années 1920, les organisations réformistes – la Ligue des droits de l’homme, la CGT et le Parti socialiste-SFIO – s’étaient alignées à leur tour. Pour Léon Blum, l’empire existait, il fallait non pas le démanteler, mais l’humaniser.
En 1931, la protestation anticolonialiste, en France, était donc réduite à l’extrême gauche.

Difficile, cependant, d’arrêter à mains nues le rouleau compresseur de l’Expo. Tout a été prévu pour convoyer à Vincennes des foules immenses : publicité tapageuse, couverture médiatique constante, tarif pour les scolaires, lignes spéciales de tramways et de bus, et même prolongation d’une ligne de métro.

Des dizaines de séminaires et conférences

L’inauguration a lieu en grande pompe le 6 mai, en présence du président de la République et du maréchal Lyautey, « pacificateur » du Maroc et commissaire général de l’Expo.

L’ambition est d’« instruire les masses » avec la Cité des informations  [2] qui délivre force explications chiffrées sur l’importance de l’empire pour la France, et va accueillir pendant six mois des dizaines de séminaires, conférences et congrès scientifiques. Mais ce qui appâte le chaland, c’est la gigantesque exhibition du bois de Vincennes. Chaque possession d’outre-mer y est représentée par des reconstitutions d’habitations et de monuments – dont le temple d’Angkor  [3] –, 2 500 figurantes et figurants en costume, de l’artisanat local.

D’autres États sont venus exhiber leurs possessions : Italie et Portugal fascistes, Pays-Bas, Belgique, États-Unis, Danemark. Il y a même un pavillon sioniste sur la Palestine. Et au milieu de tout cela, des stands publicitaires (Citroën et sa «  Croisière noire  ») et dédiés aux exploitations « nobles » : bois, tabac, fruits et légumes… De multiples attractions, danses, musique, restaurants, zoo, féerie lumineuse, meetings aériens... On circule dans cette immense foire grâce à un petit chemin de fer circulaire, des pousse-pousse, des pirogues sur le lac Daumesnil.

Le jeune Daniel Guérin, alors proche du syndicalisme révolutionnaire, a exploré le chantier et dénoncé : « Des jeux pour le peuple. Il faut bien attirer l’honnête “populo” à la Foire impérialiste. D’un bout à l’autre du bois de Vincennes, le même chiqué. Chiqué, ces énormes salles d’exposition en ferraille et carton-pâte, ces fausses pagodes, ces faux palais mauresques, ces bastions rouge-pourpre qui veulent symboliser la barbarie nègre, et ces têtes de bêtes à corne, juchées au sommet d’une colonne [...]. Ce voyage autour du monde n’est qu’un voyage au magasin des accessoires. »  [4]

Le 1er mai, une protestation d’étudiants vietnamiens devant la réplique du temple d’Angkor a été dispersée par la police, tandis que le groupe surréaliste publiait un manifeste intitulé « Ne visitez pas l’Exposition coloniale » : « Il s’agit de donner aux citoyens de la métropole la conscience de propriétaires qu’il leur faudra pour entendre sans broncher l’écho des fusillades lointaines. »

L’Union anarchiste communiste révolutionnaire, elle, sort un numéro spécial du Libertaire, « À bas le colonialisme assassin ! », dont l’édito analyse l’indifférence de « la classe ouvrière “blanche” » face aux exactions commises dans les colonies. Il y voit le résultat, primo, d’une banalisation de la violence apprise dans les tranchées ; secundo, du bourrage de crânes par « l’enseignement officiel et la presse » ; tertio, du « regain de chauvinisme exacerbé » depuis la guerre, qui rend les ouvriers français hostiles aux « indigènes qui sont venus travailler en France ». La police persécute ceux qui s’organisent à la CGTU et « les prolétaires français, au lieu de les soutenir [...] semblent avoir un véritable mépris pour ces victimes. »

Projet d’attentat déjoué

Deux mois avant la fermeture de l’Expo coloniale, le PC et la CGTU ouvrirent une modeste contre-expo, « La vérité sur les colonies ».

Tandis que Le Peuple, quotidien de la CGT réformiste, voit dans l’Exposition coloniale « la plus belle féerie qu’on puisse imaginer » [5], la CGTU et le PC installent à Paris 19e une contre-expo intitulée « La vérité sur les colonies ». Une première salle est couverte de photos, dessins et textes témoignant des crimes du colonialisme ; une seconde expose des œuvres d’art africaines et océaniennes issues notamment des collections d’André Breton et de Paul Éluard ; une troisième exalte l’œuvre de l’URSS, no­tamment dans ses républiques ­d’Asie centrale. Ouvert de septembre 1931 à février 1932, ce modeste événement attirera 5 500 visiteurs et visiteuses.

Des équipes communistes portent la contestation jusque dans l’enceinte de l’Expo, avec un tract illustré : des colonisées au poteau, cernés de fusils et de baïonnettes, un ballot d’opium, une jarre d’alcool, une mo­numentale guillotine ornée de têtes tranchées… et cet appel  : « Contre la terreur impérialiste ! Pour l’indépendance des colonies ! » En juillet, un groupe ­d’étudiants vietnamiens coupe l’électricité et plonge dans le noir le « village indochinois ». En revanche, en septembre, la police déjoue leur projet d’attentat contre la statue de l’empereur Khai Dinh – une marionnette des Français.

Toute cette opposition n’aura que peu d’écho. L’Expo restera ouverte six mois et, jusqu’à sa clôture le 15 novembre, elle enregistrera plus de 8 millions de visiteurs et visiteuses, et un total de 33 millions d’entrées. Malgré tout, selon l’historien Alain Ruscio, le lobby colonial en fit un bilan mitigé : pour l’essentiel, les touristes s’en étaient tenus à la distraction exotique, ils n’en ressortaient pas dotés d’une conscience nationale nouvelle, celle de la « plus grande France » de « 100 millions ­d’habitants »  : « le pittoresque, conclut-il, l’avait emporté sur la connaissance. »   [6] Ce pittoresque, c’était celui des décors tropicaux et d’indigènes renvoyés au rôle de figurants, de faire-valoir. Aussi l’Expo n’a-t-elle sans doute pu conforter qu’une chose parmi ses visiteuses et visiteurs  : le sentiment de propriété et de supériorité, socle d’un racisme qu’il est toujours question, près d’un siècle plus tard, d’éradiquer.

Guillaume Davranche (UCL Montreuil)


LES PRINCIPALES VOIX ANTICOLONIALISTES EN 1931

Alors que le mouvement ouvrier révolutionnaire, dans toutes ses composantes, est en crise au début des années 1930, le Parti communiste, ses satellites et ses alliés restent le principal pôle de résistance au bourrage de crânes de l’État.

Au début des années 1930, le camp anticolonialiste, en France, est mal en point. Il se réduit à de précaires cercles militants indochinois et maghrébins, surveillés de près par la police, et au mouvement ouvrier révolutionnaire, lui-même très affaibli par le reflux des luttes, la crise économique et la montée du chômage.

Le Parti communiste, dirigé par Maurice Thorez, est, de loin, la principale force anticolonialiste en France. Il compte encore 30 000 adhérentes et adhérents, mais ses effectifs ont fondu des trois quarts en dix ans [7], rétrécissant ses capacités d’action. Alors qu’il avait lutté avec ardeur contre la guerre du Rif en 1925-1926, sa commission coloniale est à présent moribonde et, en 1930, le parti est resté passif face à la répression des insurgés de Yên Bái, en Indochine.

La CGTU, liée au PC, a travaillé à la syndicalisation de la «  main d’œuvre immigrée  » (MOI), malgré un climat hostile dans le prolétariat, avec une figure comme Ben Kaddour Marouf.

Les syndicalistes révolutionnaires fidèles à la Charte d’Amiens forment des minorités au sein de la CGT réformiste comme de la CGTU stalinisée. Ils et elles se retrouvent autour de la revue La Révolution prolétarienne, animée par Pierre Monatte. En 1930-1931, celle-ci fait campagne pour la réunification syndicale avec le Comité pour l’indépendance du syndicalisme et son organe, Le Cri du peuple. Les plumes anticolonialistes les plus informées, dans ce courant, sont ­celles de Robert Louzon et du jeune Daniel Guérin.

Mohamed Saïl (1894-1953), ouvrier immigré en France, est le principal acteur de l’anticolonialisme libertaire, des années 1920 aux années 1940. En 1930, pour l’anniversaire de l’occupation française de l’Algérie, il a animé un comité d’action « contre les provocations du centenaire ».

L’Union anarchiste communiste révolutionnaire, principale organisation libertaire en France, nage aussi en plein marasme. Elle a subi une scission synthésiste en 1927, Le Libertaire a été retiré des kiosques en province et est tenu à bout de bras par l’organisation. En son sein, le prin­cipal animateur de l’action anticoloniale est Mohamed Saïl, un mécanicien kabyle initiateur, en 1923, du Comité d’action pour la défense des indigènes algériens.

Les surréalistes, artistes d’avant-garde éblouies par la Révolution russe, sont alors, à l’instigation d’André Breton, de Paul Éluard et de Louis Aragon, en plein rapprochement avec le PC. Ils et elles publient Le Surréalisme au service de la révolution.

Les groupes coloniaux unis, de 1920 à 1926, au sein de l’Union intercoloniale, proche du PC, se sont séparés pour former des organisations à base nationale  [8]. Le Parti annamite de l’indépendance est animé jusqu’en 1929 par Nguyen The Truyen (qui devient nationaliste) et Ta Thu Thau (qui évolue vers le trotskisme). L’Étoile nord-africaine, animée notamment par l’Algérien Messali Hadj, publie El Ouma et s’éloigne du PC. La Ligue de défense de la race nègre qui, en 1931 est devenue l’Union des travailleurs nègres, animée par le Malien Tiemoko Garan Kouyaté, publie Le Cri des Nègres et reste très liée à la IIIe Internationale.

À ces organisations, il faut ajouter les cercles étudiants coloniaux en métropole, dont les plus actifs sont vietnamiens et souvent affiliés à l’Union fédérale des étudiants (UFE), une organisation elle aussi liée au PC.


Verbatim :
« LES “CIVILISATEURS” N’ONT JAMAIS MANQUÉ DE PRÉTEXTES »

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Confectionné en vue de l’Expo, le numéro spécial anticolonialisme du Libertaire, le 22 mai 1931, est sorti décalé d’une semaine en raison des évènements espagnols (avènement de la République, renaissance de la CNT) qui ont accaparé l’UACR. Charles Anderson, un des animateurs de l’organisation, y énumère les mensonges du lobby colonial dans l’article d’ouverture, « Brigandage légal ».

« [...] Il faut être bête comme un Français moyen pour couper encore dans leurs bobards et s’imaginer que tout va pour le mieux dans l’empire colonial français, et croire que les indigènes qui subissent notre « protection » nagent dans un océan de béatitude.

Ce n’est pourtant pas que les tenants de l’impérialisme français manquent d’épithètes laudatives pour glorifier les opérations coloniales et s’extasier sur les bienfaits qu’ont apportés, dans les contrées réputées sauvages, l’homme blanc et sa civilisation. […]

C’est que, partout, le processus de la conquête est le même : d’abord le soldat, qui torture ou extermine les récalcitrants ; ensuite, le missionnaire, qui abrutit, asservit les esprits ; le colon, qui razzie les terres et exploite les individus ; puis le fonctionnaire parasite qui, au nom de la loi ou du fisc, opprime et vole.

Le soldat, le prêtre, le capitaliste, le fonctionnaire : partout et toujours, là comme ailleurs, ce quatuor indissoluble. Enfin, brochant sur le tout, l’invention diabolique des Blancs : l’alcool, qui abrutit et extermine encore plus sûrement que la poudre.

Ah certes, pour justifier leurs mauvais coups, les « civilisateurs » n’ont jamais manqué de prétextes et ils ont toujours su parer des raisons les plus grandiloquentes les véritables mobiles des opérations coloniales. Mais toute l’histoire du colonialisme français depuis un siècle et plus s’inscrit en faux contre leurs affirmations. […]

Acquisitions modernes de la civilisation ? C’est le capitalisme, l’exploitation perfectionnée de l’homme par l’homme ; l’indigène trimant dans les mines, les forêts, les plantations, pour des salaires dérisoires ou même pas de salaire du tout.

Abolition de l’esclavage ? Oui, mais nous l’avons remplacé par le travail forcé, par la traite des Noirs, ou des Jaunes, toutes améliorations que l’indigène paie dix fois plus cher que l’esclavage d’autrefois […].

Pacification des tribus rivales ? Ah  ! ça oui […]. Seulement à combien évaluer le chiffre des pauvres [tirailleurs indigènes] tombés pendant la guerre de 1914-1918 pour la défense d’intérêts qui leur étaient encore plus étrangers qu’à nous […] ?

Les secours de la science et la lutte contre les maladies ? Oui, oui, certes… Mais parlez-nous donc un peu des peuplades entières exterminées par l’alcool, l’opium, dont le commerce vous assure de si fructueux bénéfices […].

Mentir, duper, voler et assassiner, voilà la devise des « civilisateurs ». Mais en ces temps d’Exposition coloniale et ­autres pantalonnades officielles, ne serions-nous pas un peu complices si nous n’en profitions pour dénoncer les crimes des bandits coloniaux ? »

Louis Ander

[1Selon la formule du ministre des Colonies, Paul Reynaud.

[2Il en subsiste le palais de la Porte-Dorée, aujourd’hui transformé en Musée national de l’histoire de l’immigration.

[3Bâti en chanvre, plâtre et ciment, il se délitera sous les pluies hivernales.

[4Le Cri du peuple, 22 avril 1931.

[5« Une belle leçon d’humanité », Le Peuple, 11 juin 1931.

[7Jacques Fauvet, Histoire du Parti communiste, Fayard, 1964.

[8Claude Liauzu, Histoire de l’anti­colonialisme en France, Pluriel, 2012.

 
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