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Entretien avec les féministes afghanes de RAWA : « L’occupation n’a causé que destruction et chaos »




L’Association révolutionnaire des femmes en Afghanistan (RAWA) est une organisation fondée à Kaboul en 1977, luttant pour la justice sociale, les droits des femmes et contre l’impérialisme. Elle a participé à la résistance contre l’invasion soviétique de 1979 tout en s’opposant aux fondamentalistes islamistes, puis a combattu le régime des talibans et l’occupation américaine depuis 2001. Une responsable de cette organisation fait le point sur la situation après le retrait des Etats-Unis et la prise du pouvoir par les talibans.

Sonali Kolhatkar : Pendant des années, RAWA a dénoncé l’occupation américaine, et maintenant qu’elle se termine, les talibans sont de retour. Le président Biden aurait-il pu faire en sorte que les talibans ne reprennent le pays si rapidement ?

RAWA : Durant les vingt dernières années, une de nos demandes était la fin de l’occupation de l’OTAN et des États-Unis. Plus encore, qu’ils emmènent avec eux leurs fondamentalistes islamiques et technocrates, et laisser notre peuple décider de son propre destin. 
Cette occupation n’a occasionné que bains de sang, destruction et chaos. Ils ont fait de notre pays un espace plus corrompu, insécurisé, mafieux et dangereux, particulièrement pour les femmes. Dès le début, nous pouvions prédire une telle fin. Dès les premiers jours de l’occupation américaine de l’Afghanistan, RAWA déclarait, le 11 octobre 2001  : «  La situation des attaques américaines et l’augmentation du nombre de victimes civiles innocentes donnent non seulement une excuse aux talibans, mais causeront aussi la montée en puissance des forces fondamentalistes dans la région, voire dans le monde.  »

La raison principale de notre refus de cette occupation était leur soutien au terrorisme sous la jolie bannière de «  la guerre contre le terrorisme  ». Depuis les tout premiers jours, quand les tueurs et pillards de l’Alliance du Nord sont revenus au pouvoir en 2002, et jusqu’au dernier des soi-disant négociations à Doha prévoyant de relâcher 5 000 terroristes des prisons d’ici 2020/2021, il était évident que même le retrait ne serait pas une fin heureuse.

La situation prouve qu’aucune des théories envisagées, l’invasion ou l’ingérence, ne pouvait se réaliser dans des conditions assurant la sécurité. Tous les pouvoirs impérialistes qui ont participé à l’occupation, selon leurs propres intérêts stratégiques, politiques et financiers ont essayé de cacher leurs motifs et agendas propres, au travers de leurs mensonges et de leur puissance médiatique.

C’est une plaisanterie de dire que les valeurs telles que «  les droits des femmes  », «  la démocratie  », «  la construction de la nation  » etc. faisaient partie des objectifs des États-Unis et de l’OTAN en Afghanistan  ! Les États-Unis étaient en Afghanistan pour plonger la région dans l’insécurité et la terreur, pour encercler les puissances rivales chinoises et russes et miner leur économie via des guerres territoriales. Mais bien sûr le gouvernement américain ne souhaitait pas une sortie aussi désastreuse et embarrassante, laissant derrière lui de tels troubles qu’il a dû envoyer de nouvelles troupes en 48 heures pour contrôler l’aéroport et évacuer ses diplomates et son équipe.

Manifestation des femmes de RAWA à Kaboul, le 4 septembre 2021, pour protester contre les talibans.

Nous pensons que les États-Unis ont laissé l’Afghanistan ainsi pour ne pas se retrouver vaincus par leurs propres créatures, les talibans. Il y a deux raisons significatives à cela. La raison principale est la complexité de la crise interne américaine. Les signes du déclin du système américain sont apparus dans la faiblesse de la réponse face à la pandémie du Covid-19, l’attaque du Capitole et les grandes protestations des dernières années. […] La deuxième raison est que la guerre afghane était une guerre particulièrement coûteuse, qui se compte en milliards, entièrement financée par les impôts. Cela a créé une si grande brèche économique qu’ils ont dû se retirer. Leur stratégie guerrière prouve que leur but n’a jamais été de rendre l’Afghanistan plus sûr. [...]

Les talibans disent qu’ils vont respecter les droits des femmes, du moment que cela se conforme aux lois islamiques. Des médias occidentaux estiment qu’ils ont changé. Le croyez-vous  ?

Les grands médias ajoutent du sel sur les plaies de notre peuple dévasté ; ils devraient avoir honte, compte tenu de la manière dont ils ont édulcoré la brutalité des talibans. Le porte-parole des talibans a déclaré qu’il n’y a eu aucun changement dans leur idéologie entre 1996 et aujour­d’hui. Et ce qu’ils disent sur les droits des femmes reprend les mêmes phrases utilisées durant leur dernier sombre règne  : «  instaurer la charia  ».

Ces derniers jours, les talibans ont déclaré une amnistie partout en Afghanistan et leur slogan est «  ce que la joie de l’amnistie peut apporter, la vengeance ne le peut pas  ». […]

Nous pensons que leurs déclarations pourraient être une mise en scène pour gagner du temps jusqu’à ce qu’ils puissent s’organiser. Les choses se sont enchaînées vite et ils essaient de monter une structure gouvernementale, de monter un ministère de la Propagation de la vertu et de Prévention du vice, responsable du contrôle des petits détails du quotidien de la population, comme la longueur de la barbe, le code vestimentaire et la nécessité d’un Mahram (un compagnon mâle, uniquement père, frère ou mari) pour une femme. […]

Les talibans aimeraient que l’Occident les reconnaît et les considère sérieusement, et toutes ces déclarations contribuent à leur peindre une image blanchie et dans leurs intérêts. […] Ces prétentions ne changeront jamais leur vraie nature, ils seront toujours des fondamentalistes islamiques  : misogynes, inhumains, barbares, réactionnaires, antidémocratiques et antiprogressistes. En un mot, la mentalité talibane n’a pas changée et ne changera jamais !

Pourquoi l’armée nationale afghane et le gouvernement soutenu par les Etats-Unis se sont-ils écroulés si vite ?

Tout a été fait selon une négociation de cession de l’Afghanistan aux talibans. Des négociations entre le gouvernement américain, le Pakistan et d’autres forces influentes ont conclu à la création d’un gouvernement majoritairement composé de talibans. Les soldats n’étaient pas prêts à risquer leurs vies pour une guerre dans laquelle ils savaient qu’il n’y avait aucun avantage pour le peuple afghan, puisqu’au final il a été convenu, en huis clos, d’amener les talibans au pouvoir. […]

La plupart des afghans comprennent bien que la guerre en cours en Afghanistan n’est pas la guerre des Afghans, ni dans l’intérêt du pays, mais est l’affaire de puissances étrangères dans leurs propres intérêts stratégiques, les Afghans n’étant que les consommables de cette guerre. La majorité de la jeunesse a rejoint les forces armées à cause de la pauvreté et du chômage, et n’a donc aucune détermination ni motifs pour se battre.

Il est important de noter que les États-Unis et l’Occident ont essayé pendant vingt ans de faire de l’Afghanistan une nation de consommateurs et ont ainsi ralenti la croissance de l’industrie. Cette situation a créé une vague de pauvreté et de chômage, pavant le chemin pour le recrutement d’un gouvernement fantoche, les talibans et le développement de la production d’opium. Les forces afghanes n’ont pas été défaites en une semaine par faiblesse, mais recevaient l’ordre du palais présidentiel de ne pas riposter contre les talibans et de se rendre. La plupart des provinces ont été conquises pacifiquement par les talibans. […]

Les forces armées étaient corrompues à un niveau sans précédent. La plupart des généraux (beaucoup étant des anciens chefs de guerre brutaux de l’Alliance du Nord) siégeant à Kaboul ont récolté des millions de dollars, allant même jusqu’à se servir dans les vivres et les salaires des soldats se battant au front. […] Chaque fois que l’armée était assiégée et mise en difficulté par les talibans, les appels à l’aide étaient ignorés par Kaboul. Dans de nombreux cas, des dizaines de soldats étaient massacrés par les talibans, abandonnés, sans munitions ni vivres pendant des semaines. […]

Quelle est la meilleure manière pour les Américains d’aider RAWA, le peuple afghan et les femmes afghanes aujourd’hui ?

Nous nous sentons très chanceuses et heureuses d’avoir eu le peuple américain, amoureux de la liberté, avec nous pendant toutes ces années. Nous avons besoin que les américaines lèvent leurs voix et protestent contre la politique guerrière de leur gouvernement et soutiennent le renforcement de la lutte du peuple en Afghanistan contre ces barbares. […]

Nous avons vu que l’oppression, la tyrannie ou la violence, rien n’arrête la résistance. Les femmes ne resteront plus enchaînées  ! Le matin même après que les talibans sont entrés dans la capitale, un groupe de nos braves et jeunes femmes peignaient des graffitis sur les murs de Kaboul avec le slogan  : «  A bas les talibans  !  » Nos femmes sont maintenant conscientes politiquement et ne veulent plus vivre sous une burqa, quelque chose qu’elles faisaient encore facilement il y a vingt ans. […]

Maintenant, notre peur est que le monde oublie l’Afghanistan et les femmes afghanes comme sous les lois talibanes sanglantes des années 1990. […] Nous lèverons nos voix plus fort et continuerons notre résistance et notre combat pour la démocratie laïque et les droits des femmes.

Propos recueillis par Sonali Kolhatkar le 20 août 2021

  • Sonali Kolhatkar est journaliste et porte-parole de l’Afghan Women’s Mission (AWM), une ONG états-unienne d’aide aux femmes afghanes. Entretien traduit en français par le Réseau syndical international de solidarités et de luttes, publié en intégralité sur le site Laboursolidarity.org.
 
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